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les frères et les sœurs qui s’entendaient, les maladies qui guérissaient, les soirées sous la lampe, les études des enfants, les mariages, les naissances, les fiançailles, les enterrements où les vivants se retrouvaient à l’entrée du cimetière Montmartre ou du Père-Lachaise, les voyages, les meubles qu’on changeait, les dîners qu’on mangeait, les fêtes qu’on souhaitait — tout semblait protéger les Rosenthal des malheurs, de la peur, de la mort.

On ne s’irrita donc pas de voir Bernard, qui n’était pas aimable, moins dur pour la dernière venue que pour ses cousines germaines ou sa mère, on se dit qu’on avait supporté ses plus mauvaises années et les effets de l’âge ingrat, mais qu’il allait heureusement changer en mûrissant et devenir sociable. Bernard s’en voulait un peu d’accepter ces sorties qui étaient à ses yeux les actes d’une dissipation mondaine du genre que ses amis et lui appelaient la complaisance : elles lui semblaient vraiment indignes de lui, il eût rougi de devoir les décrire à ses camarades dont il imaginait les railleries sans délicatesse. Mais il cessait de se trouver coupable dès qu’il voyait paraître Catherine prête à sortir, dès qu’il l’entendait lui dire, à travers la porte entr’ouverte de sa chambre, avenue de Villiers :

— Je ne vous fais pas perdre votre temps, au moins ?

Quand, à la sortie d’un théâtre, encore plongé dans ce monde enchanté de feux, de musique, de reflets rouges, de chaleur, de parfum, il remettait après le spectacle son manteau sur les épaules de Catherine, il ne savait pas s’il cédait pour la première fois aux plaisirs que donne la compagnie des femmes occupées de leur seule grâce, de leur orient de perle, ou s’il souhaitait déjà d’être comparé par Catherine à son frère, et de sortir vainqueur de cette comparaison.

Un soir, en juin, Laforgue vint dîner avenue Mozart : Laforgue était le seul de ses camarades de la rue d’Ulm que Rosenthal invitât chez ses parents ; il s’efforçait de croire que tous les autres eussent été gênés par les habitudes de table et de conversation d’un monde plus appliqué à la politesse que les leurs. Il ne se serait point avoué qu’il redoutait d’être moqué par son père, par Catherine, ou par Claude, de qui il n’avait jamais oublié un mot ignoble, un