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une santé de fer, mais elle les connaissait, on était écrasé par les péritonites affreuses, les cancers généralisés, les opérations admirables de ses oncles, de ses cousines, par les maux qui fondaient sur sa famille et dont elle triomphait toujours. Elle était d’une lignée où rien n’aurait su être médiocre.

Claude Rosenthal avait fait son droit et aux Sciences politiques les finances privées. À la Faculté, il fût bien entré dans les rangs des Camelots du Roi, si un certain sentiment de l’honneur ne lui avait conseillé, tout compte fait de rejeter une organisation politique inspirée par les pamphlets de Drumont et dont les écrivains insultaient quotidiennement les Juifs ; il s’était contenté des Jeunesses Patriotes, bien qu’elles lui eussent paru infiniment moins relevées que l’Action Française, et M. Taittinger moins important que Maurras qui avait écrit des poèmes et trois colonnes d’articles tous les jours. Il se consola de cette adhésion de second ordre lorsqu’il eut reçu des coups dans la bagarre de la rue Damrémont : il disait qu’il aurait pu mourir, sait-on jamais ? Il était lieutenant de cavalerie de réserve, il faisait ses périodes, il était entré dans la charge de son père, il lui succéderait.

M. Rosenthal était parfois effrayé de la froide perfection de son fils aîné : c’était un homme qui avait des côtés frivoles, qui aimait les vins, qui ne craignait pas les histoires légères que les boursiers racontent aux manucures des grands coiffeurs de la rue Réaumur, il lisait quelques livres, il pensait aimer Marcel Proust parce qu’il l’avait rencontré autrefois en compagnie de Léon Brunschwicg sous les taillis des Champs-Élysées et qu’il se souvenait d’avoir aperçu le modèle vivant de Charles Swann, il calculait l’âge qu’aurait Gilberte de Saint-Loup et disait que tout cela ne le rajeunissait pas, mais Claude, qui avait été complètement corrompu par la rue Saint-Guillaume, où il avait entendu parler des lois des marchés de valeurs et des courbes des économistes de Harvard, ne croyait qu’aux théories scientifiques de la Bourse. C’était aux yeux de M. Rosenthal le comble de la crédulité :

— Mais voyons, mon petit, s’écriait-il, tu sais pourtant aussi bien que moi que la Bourse est absolument un jeu et que le Rio bouge parce qu’il y a une grande opération politique en cours ou parce que quelqu’un a raconté en déjeunant