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Bernard avait fait à Janson-de-Sailly puis à Louis-le-Grand des études si éclatantes que M. Rosenthal, qui avait assez de bon sens pour estimer à sa valeur spirituelle, qui n’est pas considérable, une charge d’agent de change, n’avait jamais imaginé que son second fils dût jamais lui succéder dans les bureaux de la rue Vivienne. Comme la présence d’un fils aîné assurait la permanence de la maison, Bernard avait été libre de devenir, s’il lui plaisait, un intellectuel, ou comme on commença de dire un peu après mil neuf cent vingt-sept, un clerc. Peut-être M. Rosenthal avait-il vaguement éprouvé le sentiment que la vocation de Bernard justifierait un jour les siens, que l’Esprit absoudrait l’Argent : c’est ainsi que dans des familles provinciales, on n’est point fâché qu’un des fils se fasse prêtre, une fille carmélite ; on en a tant à se faire pardonner qu’il n’est pas inutile d’avoir un médiateur qui puisse intercéder un jour pour les gens de son sang.

Mme Rosenthal n’avait jamais été belle, mais on l’avait toujours trouvée distinguée.

— Berthe n’est pas jolie, disait-on vers mil huit cent quatre-vingt-dix ou mil neuf cent, mais elle a un style.

Tandis que son mari vieillissait dans le sens de l’effondrement, de la pesanteur, elle vieillissait dans celui du dessèchement : elle était grande et osseuse, elle soutenait hardiment les fanons de son cou par des rubans de moire grise ; en robe de soirée, elle ne craignait pas de laisser voir des clavicules jaunes, des omoplates qui palpitaient sous la peau. Elle avait cette autorité que donnent le commandement d’une grande maison, d’une cuisinière, d’une femme de chambre, d’un chauffeur, et en Normandie d’un ménage, l’éducation de trois enfants, la direction d’œuvres de bienfaisance considérables où elle collaborait avec des médecins célèbres et les membres secondaires des Gouvernements, répandus dans le Paris charitable.

Il arrivait à Berthe Rosenthal de parler d’un quatrième enfant qu’elle avait perdu d’une méningite quand il avait trois ans : elle n’ignorait rien du monde, pas même les larmes, pas même la douleur. Il ne fallait point oser parler devant elle de maladies ; ce n’est pas qu’elle les eût éprouvées, elle avait