Page:Europe, revue mensuelle, No 190, 1938-10-15.djvu/94

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du style de sa mort et des formes de son vieillissement.

Bernard était un jeune homme au corps sec qu’il était arrivé à trois ou quatre femmes de trouver assez beau : il avait un nez fin, le front haut, la bouche sinueuse, un regard noir, la peau mate, mais il se voyait, trente ans plus tard, chauve, les muscles du visage détendus, avec des poches de cardiaque sous les yeux, un nez infiltré et tombant sur la lèvre, un teint d’hépatique. Quand il pensait aux poisons de famille que son foie et ses reins n’élimineraient pas toujours, il ne savait plus si c’était son père qu’il détestait, ou lui-même, sous sa forme future ; son père était comme un présage de ce que le temps lui révélerait après une terrible métamorphose qui ferait sortir un gros homme affaissé de Volhynie ou de Galicie du jeune homme d’Asie Mineure.

— L’Orient, passe encore, se disait-il, mais l’Orient se dégradera : j’aurai l’air d’un vieux Roumain.

M. Rosenthal vivait comme si la Bourse où il avait de l’importance suffisait à peu près à alimenter les passions et l’énergie d’un homme, comme si ces relations d’affaires fondées sur le maniement de quelques signes abstraits et d’idées décharnées l’avaient assez nourri. Il se divertissait peu, et brièvement, par quelques parties de bridge, qu’il aimait et où il excellait, par quelques après-midi de printemps à Auteuil, à Chantilly et à Longchamps, par le théâtre et des dimanches de chasse en Sologne, à l’automne. Il voyageait peu. Il ambitionnait de devenir syndic de la Compagnie, d’être promu commandeur de la Légion d’honneur. Ensuite il mourrait : la mort ne lui semblait pas absolument effrayante, il n’avait pas ce qu’il faut d’imagination pour se révolter devant les paradoxes du néant, il souhaitait seulement souffrir peu, s’éteindre, ou mourir d’une embolie, d’une rupture d’anévrisme en dormant.

Son fils n’avait jamais eu avec lui de relations très chaleureuses ou très précises : elles naissent difficilement dans cette confuse défiance qui règne presque toujours entre les pères et les fils et dans cette rivalité, cette ambition de dépassement, cette tentation de mépriser les défaites, qui naissent chez les fils quand l’âge des imitations est passé, et quand ils commencent à se dire que les pères sont toujours vaincus.