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— Ce pauvre type va faire de la tôle, dit Laforgue. Autant que je m’en rende compte, ça doit être un cas de conseil de guerre.

— Je connais Simon, dit Bernard ; il n’ouvrira pas la bouche. Ils ne soupçonneront rien.

— Ce n’était pas à toi que je pensais, dit Laforgue.

— Te voilà bien sentimental, répliqua Rosenthal.

L’idée d’un danger le soulevait : pendant quelques jours il se sentit vivre, il pensait aux conjurations des villes d’Italie, à un monde de conspirations, de police et de musique. Il crut que des inspecteurs le suivaient et cacha les notes de Simon. Mais il ne se passa rien : les policiers n’étaient jamais que des passants.

Ses jours de prison achevés, Simon refit connaissance avec la caserne de Clignancourt où la place de Paris l’avait renvoyé. On était au début de juin, il faisait tout à fait beau. Le premier jour de liberté, il erra dans la cour de la caserne entre les écuries et les douches, d’un bout à l’autre de cette folle planète militaire, en écoutant les sonneries de clairon dont il avait déjà oublié le sens. Pour un jour encore de hautes portes de fer et des murs de meulière le séparaient du monde : il regarda longtemps passer, à travers les barreaux de la petite porte du corps de garde, des ouvriers, des filles en cheveux, des clochards, des camions, des fardiers, des femmes qui poussaient des voitures d’enfant le long des acacias en fleurs du chemin de fer de Ceinture, le défilé étrange de la vie. De l’autre côté de la cour, la zone s’étendait avec ses fumées pauvres, ses arbustes en fleurs qui fusaient sur les pancartes de brocanteurs, les annonces des restaurants, les huttes africaines de tôle, de planches et de carton ; des filles décoiffées piétinaient dans la poussière blanche du printemps, les bas sur les chevilles, des enfants à moitié nus jouaient avec de vieilles roues de bicyclettes sur un terrain de pierrailles, de gravats, de chiffons consumés, de boîtes de conserve et de ressorts de sommier ; les clochers noirs, les cheminées hérissaient le triste pays natal des Parisiens. Pour la première fois depuis des mois, Simon le soir coucha dans la chambrée ; toute la nuit, une vague lumière rose persista de l’autre côté des croisées. La chambrée s’éveilla à l’aube avec des soupirs, des