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dans le rang. Ils voudraient bien que nous devenions leurs complices, complètement leurs complices ; ils croient d’ailleurs presque honnêtement que ça nous est dû comme à eux de commander. Mais nous nous donnerons toutes les occasions que nous pourrons d’être contre eux avec leurs ennemis. Le service militaire, c’est la première chance que nous ayons de nous trouver confondus avec des paysans, des ouvriers et des employés de banque. De nous séparer de notre classe. Allons-nous manquer notre première chance !

Soldat, Simon ne s’accoutuma jamais à une si inhumaine condition. Tout l’accablait : le monde barbare qui s’étendait à Clignancourt entre les murs du boulevard extérieur et les villages boueux de la zone était soumis à des règles et à des mœurs d’une étonnante violence, qui éclatait dans ses manières de manger, de dormir, de se laver, de parler des femmes, de recevoir passivement des ordres, que la quantité excessive des transmissions faisait paraître absurdes lorsqu’ils parvenaient jusqu’aux hommes.

Des mots de passe obscurs et une volonté partout étalée d’humiliation commande la vie militaire : Simon en arrivant à la caserne imaginait mal les raffinements où peut atteindre dans l’abaissement de l’homme un sous-officier de coloniale.

Les jeunes ouvriers parisiens du 21e colonial, qui se défendaient contre le régiment par des jeux de mots, des plaisanteries et des parades d’une inimitable aisance, qui avaient en ville des maîtresses ou des femmes, des enfants, un métier qu’ils continuaient parfois d’exercer entre la soupe et l’extinction des feux, une vie enfin, qui arrivaient à tenir en échec les sergents bretons et les adjudants corses à force de légèreté, d’ironie, de connaissance dédaigneuse des hommes, paraissaient à Simon des héros. Ce jeune archiviste à peine sorti de la chaleur de la vie provinciale et d’une sorte d’ancienne distinction bourgeoise était possédé par le même amour sans espoir de la liberté que les jeunes mineurs du Pas-de-Calais que la guerre et les malheurs des invasions avaient empêchés d’apprendre à lire, ou que les garçons de ferme vendéens hébétés par les premières semaines d’armée, qui maigrissaient, qui tombaient immédiatement malades.

Le lieutenant-colonel de Lesmaes, qui faisait parfois appe-