Page:Europe, revue mensuelle, No 190, 1938-10-15.djvu/107

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sénateurs vivent vieux dans le pays. Ça ne vous fait pas rire, ce futur grand bourgeois normand à tête de veau ?

— Non, dit Catherine, ça ne me fait pas rire. C’est assez triste, et je vous trouve révoltant.

Ce jour-là, Bernard et Catherine rentrèrent assez tard de Neufchâtel-en-Bray. Bernard arrêta l’auto devant le portail blanc de La Vicomté. Catherine, qui avait remis, pour aller déjeuner à Martin-Église, un costume des villes, rassembla son sac, ses gants : un mouvement qu’elle fit découvrit sa jambe jusqu’au gonflement cruel de la cuisse au-dessus de l’ourlet de son bas. Bernard rougit, sentit battre son cœur, devant cette découverte de tant de dure nudité dans les nuages confus de la soie et de la laine.

Catherine s’aperçut enfin au bout d’une seconde peut-être à l’immobilité parfaite de Bernard qu’elle était en danger, qu’il se passait un drame : elle vit son genou, ramena sa robe avec un mouvement de pudeur violent comme un geste de colère ; elle regarda à sa gauche, elle rencontra les yeux de Bernard. C’était fini, la magie des familles était morte. En descendant de voiture, Bernard prit le bras de Catherine au-dessus du coude et le serra avec tant de violence qu’elle poussa un soupir et dit plaintivement :

— Vous m’avez fait mal !

— Je vous demande pardon, dit-il, mais il ne délivra pas le bras de sa belle-sœur, tout le temps sans fin qu’ils marchèrent du portail au perron. M. Rosenthal lisait dans le salon, il faisait encore grand jour, il leur demanda :

— Vous avez fait une bonne promenade ?

— Excellente, répondit Catherine, mais votre fils m’a emmenée chez des gens impossibles.

— Chez Burel, je suis sûre, dit M. Rosenthal. Bernard a toujours eu un faible inexplicable pour ces gens-là.

Le soir, quand le dîner fut fini, Catherine vint vers Bernard et releva la manche de sa robe : sa peau portait encore les marques des doigts. Il lui reprit le bras sans rien dire, avec la même force. Elle ne se déroba pas, elle lui dit seulement à voix basse :

— J’aurai des bleus demain… De quoi aurai-je l’air pendant deux ou trois jours, avec des manches longues en plein mois d’août ?