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se disaient que ça n’allait pas être gai, mais le chauffeur Jules sortait de l’ombre et les sauvait ; ils partaient vers La Vicomté dans la vieille Panhard de mil neuf cent dix-huit, qui avait appartenu à la mère de M. Rosenthal, dans laquelle elle était allée en mil neuf cent vingt-deux, pour un dernier voyage avant sa mort, faire le tour des lacs écossais. La Vicomté flottait au fond de la nuit, tous feux allumés, comme un navire. Les Rosenthal étaient assis dans le petit salon : ils se dérangeaient à peine pour accueillir leurs hôtes, la conversation reprenait, la femme de chambre montait les valises dans les chambres, Mme Rosenthal disait :

— Vous avez la chambre jaune — ou la chambre bleue.

Elle disait aussi :

— Vous voyez, n’est-ce pas, je ne fais aucun frais pour vous, la vie de famille continue. Je veux que les hôtes de La Vicomté se sentent tout à fait at home dès le premier soir, qu’ils comprennent qu’on ne fera pas de cérémonie, pas de tralala en leur honneur, et que tout le monde est absolument libre et entre soi… Je suis pour l’hospitalité britannique, il n’y a personne qui sache vous mettre à votre aise comme les Anglais…

Quand il y avait de la lune, avant de coucher les invités, on les conduisait sur la terrasse du grand salon pour leur montrer les fantômes nacrés du brouillard qui flottaient sur les pelouses ; naturellement, ils soupiraient toujours, ils murmuraient :

— Quel calme !

Ou :

— Vous ne connaissez pas votre bonheur…

Mais ils éprouvaient comme tout le monde une vague angoisse devant toute cette végétation chuchotante, toutes ces étendues de nuit, et ils n’étaient pas fâchés de se retrouver dans la lumière protectrice des lampes.

Il y avait beaucoup à dire sur les invités de l’été vingt-neuf à La Vicomté. Où était le temps de Mme Rosenthal mère, entre mil neuf cent et la guerre, lorsque dans La Vicomté alors pleine de meubles de peluche et de photos de famille, avec une collection d’œufs de Pâques dans la chambre des enfants, de vieilles dames en robes blanches à bandes de