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de Paris auraient pu jouer dans leur vie un rôle qui les eût plus durement marqués que les cérémonies Jaurès, mais c’était l’époque des vacances, aucun d’eux n’était à Paris, toute l’affaire ne fut qu’une nouvelle qu’ils lurent avec quarante-huit heures de retard dans les journaux, en Bretagne ou dans le midi.

Pendant toutes ces années, ils avaient des périodes de passion, décidaient de se coucher à trois heures du matin : c’était plus qu’il n’en fallait pour passer des examens, c’était un peu mince pour s’oublier. Ils apercevaient une piste et s’y lançaient moins pour s’instruire que par espoir de tomber sur un miroir ou sur une source. Ils découvrirent tour à tour Mendelsohn, le Philosophe inconnu et Rabbi ben Ezra. Au bout de quinze jours, l’humour l’emportait, ils s’éveillaient et retournaient presque chaque soir au cinéma. C’étaient des impatients, mais paresseux.

Cette légèreté ne les empêchait pas de croire à la révolution : ils se souciaient peu de paraître vraiment inconséquents. Ils faisaient parfois des examens de conscience, mais c’était pour conclure qu’ils n’inclinaient point à la révolution par amour de l’humanité, ni par une adhésion rigoureuse aux événements. Il est bien vrai qu’il n’y avait pas la moindre philanthropie dans leur mouvement naturel de révolte : l’humanitarisme leur semblait de bien mauvais aloi et ils ne jugeaient pas que la Révolution fût une renaissance laïque de la chrétienté.

— Ce qui me plaît dans la révolution, disait Laforgue, c’est que la civilisation qu’elle promet sera une civilisation dure.

— D’accord, disait Rosenthal. L’âge de la facilité s’achève…

Ils étaient plutôt sensibles au désordre, à l’absurdité, aux scandales logiques, qu’à la cruauté, à l’oppression, et la bourgeoisie dont ils étaient les fils leur paraissait enfin moins criminelle et moins meurtrière qu’imbécile. Son dépérissement et sa condamnation, ils n’en doutèrent jamais. Mais ils ne souhaitaient pas se battre pour les ouvriers, qui heureusement ne les avaient point attendus, mais pour eux-mêmes : ils ne les regardaient que comme leurs alliés naturels. Il y a bien de la différence entre vouloir couler un navire et ne pas consentir à couler avec lui…