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bien, physiquement, le père de ses filles : un grand diable sec, noir, glabre et, de plus, boiteux. Comme il avait entendu les dernières paroles de son aînée, après ses excuses d’avoir fait attendre « monsieur le receveur », il dit pédantesquement :

— Ah ! oui, les temps sont bien changés, à plusieurs égards. À la vieille noblesse ruinée succède la roture opulente… C’est dans l’ordre des choses ! ajouta-t-il d’un ton d’oracle, comme s’il avait émis une profonde sentence philosophique.

M. Bourdal, lui, ne regrettait pas la messe quotidienne du château. Il était de ces gens qui affectent l’incrédulité, mais néanmoins passent docilement sous le porche de l’église paroissiale dans les grandes circonstances, mariages, baptêmes, premières communions, et qui s’empressent de faire appeler leur curé aussitôt qu’ils s’alitent : « pour être enterrés décemment », disent-ils, mais en réalité par peur de l’enfer.

Non, il ne regrettait pas ce changement de châtelains, M. Bourdal, et même il ne cachait pas sa pitié un peu dédaigneuse pour le défunt marquis d’Auberoque, qui ne faisait jamais passer un acte et qui était mort ruiné. Il ne craignait pas, en revanche, de manifester sa profonde considération pour madame Chaboin, dame suzeraine de tant de millions. En cela il était sincère, car il n’appréciait, jugeait et jaugeait un homme que par son argent. Son estime était ac-