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Maintenant que je commence à être vieux, je me retire un peu du travail du moulin, pour ne m’occuper que de notre commerce des blés qui va bien, Dieu merci. Il faut de bonne heure laisser un peu de maîtrise aux jeunes, ça les encourage, et puis ils apprennent à gouverner les affaires. Ma femme fait de même pour la maison ; elle laisse faire notre nore, et s’occupe surtout de nos petits-enfants : c’est elle qui les tient, les soigne, et les fait coucher avec elle quand il faut les dététiner. Ainsi, nous reposant un peu tous les deux, nous laissons notre existence couler en paix, sans trouble aucun, comme l’eau dans le goulet du moulin.

Une chose que je mets en ligne de compte quand je regarde en arrière, c’est d’avoir mené la vie qui me convenait le mieux. Il ne faut pas croire que ça ne soit rien. Souvent le malheur de la vie provient de ce qu’on n’est pas à sa place ; comme si un, qui aurait été un bon marin, était employé de bureau ; ou qu’on ait fait un curé d’un jeune homme qui aurait été un bon officier de dragons. Pour moi, j’ai vécu en paysan, et c’est cette vie qui allait le mieux à mes goûts simples et à mon caractère sauvage un peu. Chacun a ses défauts ; il y en a qui sont trop façonniers, moi je ne le suis pas assez. Je ne sais pas négocier les affaires, ni jouer au plus fin, soit en politique, soit autrement ; je ne sais qu’aller rondement, et tout droit devant moi. Je ne vaux rien pour tenir quelque place que ce soit, et je serais du tout incapable d’être maire de la plus petite commune du département, qui est je crois celle de Saint-Étienne-des-Landes, où ils sont une soixantaine d’habitants avec les femmes et les petits enfants.

La vie de campagnard est une vie large, santeuse et libre ; le paysan en sabots et en bonnet de laine est roi sur sa terre : une fois qu’il a porté son argent au Moulin du Diable, autrement dit qu’il a payé sa