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mémoire, et il nous les disait, s’arrêtant parfois de fatigue, et continuant à les suivre dans sa pensée.

Il vit ce quatorze juillet qu’il voulait tant voir. Ce jour-là, c’était fête chez nous, et les droles avaient débarrassé l’auvent des seilles et de la grande oulle, et l’avaient arrangé avec des branches de chêne. Sur la cime d’un piboul ou peuplier, qui était en face de la maison, au coin du pré, touchant le chemin, ils avaient monté un drapeau. Ce piboul était un mai qu’on avait planté en quarante-huit à mon oncle, lorsqu’il fut conseiller. Comme on l’avait planté avec ses racines, il avait pris, et avait profité beaucoup, de manière que maintenant il était très gros. Dans le temps nous l’avions entouré d’une petite muraille pour le garder d’accident, et depuis, nous l’appelions l’arbre de la Liberté.

Après dîner, sur les une heure, l’oncle nous dit :

— Menez-moi sous l’auvent que je voie ça.

Et tous deux, l’aîné, le tenant sous les bras, nous le menâmes sous l’auvent, où Victoire avait déjà porté son fauteuil. Une fois assis, il regarda un moment le drapeau qui flottait au vent et puis nous parla ainsi :

— Ça n’est pourtant que trois morceaux d’étoffe cousus ensemble, mais ces trois couleurs ont fait reculer les Autrichiens et les Prussiens ! Il faisait bon vivre et être Français, quand nos volontaires, sans souliers, les abordaient à la baïonnette, les drapeaux au milieu des bataillons, tambours battant, et quarante mille voix chantant la Marseillaise !… Quel temps !… Un de mes oncles fut tué à Jemmapes, et quand la nouvelle en vint à la maison mon grand-père dit : C’est une belle mort ! Vive la République !

Il resta un moment sans rien dire, perdu dans ses souvenirs, puis, voyant le feuillage dont les garçons avaient guirlandé les piliers de l’auvent, il reprit :

— Du chêne, à la bonne heure !… Le chêne est fort comme le peuple… Point de laurier, c’est l’arbre