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été encore un garçon, nous ne nous en serions pas fait beaucoup de mauvais sang.

Cette année-là, c’est l’année du gros brochet. Il faut savoir que, chez nous autres, c’était la coutume de nous rappeler les années par la chose la plus marquante ; comme l’année du grand hiver, l’année des grandes eaux, l’année de la grêle, l’année des grosses vendanges, l’année de la mort de ma mère, l’année que le tonnerre tomba dans la cheminée, l’année de mon mariage, l’année qu’on avait mis mon oncle en prison, l’année du procès, et autres affaires comme ça.

Cette année-là donc, peu de temps après la naissance de la petite, une cane qui avait fait son nid dans un buisson, sur le bord de l’eau, au-dessus du moulin, nous amena une dizaine de petits canous. Aussitôt nés, aussitôt à l’eau comme de juste, et le soir lorsque la mère cane les ramena, nous vîmes qu’il en manquait un. Le lendemain soir, il en manquait encore un. Comme ils étaient toujours sur l’eau tranquille, dans le goulet, se reposant et barbotant de temps en temps sur l’écluse, nous nous demandions qu’est-ce qui pouvait les manger, quand mon oncle étant un jour dans sa chambre du moulin, tandis qu’ils étaient sur l’eau, vit un gros brochet en attraper un dans sa gueule, et l’emporter au fond. Le lendemain il guetta avec son fusil ; rien. Le surlendemain il entendit, à un moment, la cane crier de peur, et prenant vitement son fusil, au moment où cette bête engoulait un pauvre canou, il lui tapa un coup de fusil dans la tête et le tua roide. C’était un brochet qui pesait douze livres et trois onces ; jamais nous n’avions vu pareille pièce dans la rivière ; il devait se tenir sous les rochers, dans de grandes caches qu’il y a ; toujours est-il que nous l’eûmes comme ça.

Je l’arrangeai dans une grande panière avec des