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c’est que hormis nous trois, mon oncle, Lajarthe et moi, il n’y eut pas un manquant : tout le monde vota même ceux qui étaient dans leur lit. Le plus beau c’est que ce pauvre Gustou, qui, jusqu’alors, avait toujours voté avec les gens comme il faut, fut porté par M. Lacaud comme ayant voté Oui, car il n’y eut pas un Non dans la boîte, bien entendu. Notre maire pensait que Gustou, qui n’avait pas quitté le Frau ce jour-là, n’avait pas changé d’opinion, ou pour mieux dire de manière de voter ; mais il se trompait beaucoup, car depuis qu’on avait mis mon oncle en prison, il se serait fait couper en morceaux plutôt que de voter pour Bonaparte.

Notre maire nous en voulut beaucoup, de n’avoir pas pu envoyer un procès-verbal avec autant de Oui que d’électeurs. Il ne s’en fallait que de trois, ça n’était rien, mais avec ça, il en fut très vexé, vu que d’autres maires de par là avaient obtenu par les mêmes moyens que lui l’unanimité de Oui, et comme il couchait en joue la croix d’honneur, il craignait que ça ne lui fît du tort.

Pas bien longtemps après ce vote, nous étions allés au bourg, mon oncle et moi, pour nous arranger avec des scieurs de long qui devaient venir nous faire des planches. C’était un dimanche, et M. Lacaud se trouva là sur la place devant l’église, tout bouffi de graisse et d’importance comme toujours. Une grosse chaîne de montre en or s’étalait sur son ventre bedonné, et sa trogne rouge luisait sous un grand chapeau haut de forme. Il était là, les mains derrière le dos sous sa lévite, la tête en arrière, parlant à des gens de la commune du haut de sa grandeur. Lorsqu’il nous vit à quelques pas, il se tourna vers nous et, s’adressant à mon oncle avec sa grossièreté vaniteuse, lui dit :

— Vous avez bien mal reconnu la grâce qui vous a été faite, Nogaret ; vous auriez dû voter au moins