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Il pensa un moment, et me dit :

— Écoute, ce que tu as de mieux à faire, c’est de t’en retourner au Frau. Ça ne t’avancerait à rien de rester ici, tu ne pourrais pas voir ton oncle, il y a une consigne très sévère. Moi, je ferai mon possible pour le tirer de là… Je parlerai au Préfet, je tâcherai de faire agir quelqu’un près du procureur…

— Mais pensez-vous réussir ?

— Je n’en sais rien du tout, mon pauvre ami. Les ordres de Paris sont très rigoureux ; mais je ferai l’impossible, tu le sais bien.

Je quittai M. Masfrangeas pas trop content, comme on pense, et je m’en fus à l’auberge. Lorsque la jument eut fini de manger sa civade, je repartis. Mes idées étaient bien tristes tout le long du chemin. Par moments je me disais : Ça n’est pas possible, on ne peut pas arracher comme ça un homme à son pays natal, à sa maison, pour le mettre en prison ou aux galères, rien que parce que c’est un républicain ferme et courageux. Il y a encore des honnêtes gens en France, qui ne souffriraient pas ça ; l’opinion publique se soulèverait. Je me faisais là-dessus des idées folles qui me donnaient de l’espoir ; mais tantôt après, quand je venais à penser comme les honnêtes gens étaient couards dans ces affaires, et combien Bonaparte et sa bande avaient de l’audace, je me disais que tout cela pouvait arriver sans que personne bronchât ; et en effet tout ça s’est vu : des hommes, des femmes, des enfants ont été fusillés, éventrés par les baïonnettes ; d’autres sont allés mourir à Lambessa minés par la fièvre et le chagrin, ou à Cayenne de la guillotine sèche. Bien sûr des milliers et des millions de gens pensaient qu’après tout, ces transportés n’étaient pas des scélérats, et que c’était une abomination de les envoyer mourir comme ça loin de la Patrie ; mais personne n’a rien