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point de dettes, une femme qu’il aime et dont il est sûr, et ne voit autour de lui que des figures contentes.

Je dis, contentes, mais avec ça je voyais que mon oncle, depuis quelque temps, avait quelque chose qui le tracassait plus fort. Chez nous, il ne le donnait pas à connaître, à cause de ma femme, pour ne pas la tourmenter, mais dehors, il n’était plus content comme autrefois, ni si plaisant, lui qui avait de si bonnes rencontres. Je me doutais bien de quoi c’était, ou pour mieux dire je le savais. Tout le monde par chez nous disait que Bonaparte allait se faire nommer empereur. Le curé Pinot le prêchait le dimanche, et disait qu’on allait envoyer aux galères les rouges et les socialistes ; c’était tout son refrain. Ça n’était pas les bavardages du curé, qui n’avait guère de cervelle et n’avait jamais su tenir sa langue, qui inquiétaient mon oncle. Il se disait que ça n’irait peut-être pas tout seul à Paris ; alors qui serait le maître ? c’est ça qui le poignait. Il espérait que les faubourgs allaient se lever en masse comme autrefois, en quoi il se trompait comme on l’a vu ; à qui la faute, ça n’est pas à moi de le dire.

Lajarthe venait souvent nous voir le dimanche, et on lui disait les nouvelles du journal, et lui nous apportait tout ce qu’il oyait dire, de çà, de là, en allant travailler dans le pays. — Chez nous, bonnes gens, disait-il, je n’ai jamais rien vu de pareil, tout le monde est ensorcelé ou peu s’en faut, il n’y a rien à espérer de ce côté ; tous nos paysans se laisseront mener comme un troupeau de brebis. Dernièrement j’étais à Savignac, et j’entendais ce mauvais Pierrichou le chiffonnier qui disait : Si les pauvres gagnent, nous sommes tous perdus ! comme s’il y risquait quelque chose.

— Dans le Midi, disait mon oncle, les gens ne sont pas aussi innocents que chez nous, et ils n’ont pas l’air de vouloir se laisser brider par Bonaparte et sa