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Un an après mon entrée dans les bureaux de la Préfecture, j’étais un jeune homme et je commençais à me raser. Je n’étais plus aussi innocent ; on ne vit pas longtemps à la ville dans cet état, et mes camarades avaient pris le soin de me déniaiser par les conversations qu’ils tenaient librement devant moi. Je commençais à regarder autrement les filles, et le dimanche j’allais avec les autres sur la place du Greffe, pour les voir sortir de la messe de midi. C’était la mode en ce temps ; les messieurs s’assemblaient là, et nous autres, nous faisions les hommes en fumant des cigares d’un sou, et en regardant effrontément les femmes.

Mon oncle venait de temps en temps nous voir le mercredi, et il nous portait toujours quelque chose. De mon côté, j’allais quelquefois au Frau, lorsqu’il se trouvait deux jours de congé de rang. Au Carnaval, nous y allions tous deux, ma mère et moi, et nous y restions jusqu’au mercredi des Cendres. Je revis plusieurs fois la demoiselle Ponsie, et toujours avec plaisir, mais tout de même ce n’était plus comme autrefois ; j’avais perdu ce sentiment naïf et innocent, qui me faisait voir en elle toutes les femmes. Elle restait bien pour moi, au-dessus de toutes les autres, mais j’étais distrait de mes adorations de jadis par d’autres pensées.

Un beau matin d’avril, nous apprîmes coup sur coup, l’évasion de Delcouderc, sa reprise et qu’on devait le guillotiner le lendemain.

Je fus avec des camarades, sur la place de Prusse, aujourd’hui place Francheville, où était l’échafaud. C’était un mercredi, le 16 avril 1845, jour de marché. Il y avait là une foule grande, car les crimes de ce jeune homme l’avaient rendu quasiment célèbre.

J’avoue qu’au dernier moment, je tournai la tête pour ne rien voir. Cependant, je m’étais bien promis de regarder cela courageusement, mais ce fut plus