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ou bien encore pour les marais à sangsues… Mais ma vieille jument est née à la maison, il y a dix-neuf ans de cela, elle y mourra de sa belle mort. Elle nous a portés, mon père et moi, par toute la Double, aussi longtemps qu’elle a pu : je ne l’enverrai pas crever de misère et de coups entre les mains de quelque brute, ou bien sur les Quinconces pour être dévorée par les bêtes féroces, ou encore aux marais pour être mangée vivante par les sangsues !… Je l’affectionne, voyez-vous, comme un vieux serviteur, comme une vieille amie, et je me croirais un méchant homme si j’oubliais ce que je dois à un pauvre animal qui s’est usé au service de mon père et au mien.

— Excusez, monsieur Charbonnière, fit l’homme très étonné, je pensais que vous pourriez vouloir vous défaire d’une bête qui n’a plus seulement la force de mâcher le foin ; mais n’en parlons plus, puisque vous y tenez !

— Oui, je tiens à elle, mon pauvre Cardil, et, tant que j’aurai un pré, elle y broutera l’herbe tendre ; tant que j’aurai une poignée d’avoine, elle la mangera cuite ; et quand je n’aurai plus qu’un morceau de pain, je le partagerai avec elle !… À votre santé !

L’homme tendit son verre, trinqua, but, et, le repas fini, remercia et s’en alla.

« Il est un peu fou, le médecin du Désert, se disait-il en route. Je n’en voudrais pas pour mon chien !… »

Depuis que la Jasse était incapable de service, le docteur faisait ses courses à pied, ce qui désolait Sylvia.

— Oh, père ! lui disait-elle, un jour, en le voyant partir par un mauvais temps ; que je n’aie pas cent écus pour t’acheter une autre jument !…