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quiète pas. Après dîner, j’attellerai l’autre paire de vaches et nous ferons la semaille des pommes de terre nous deux.

Ainsi fut fait, Daniel, ayant revêtu une vieille veste déchirée et un mauvais pantalon, chaussa de gros sabots et mit sur sa tête un vieux chapeau de feutre roussi, semblable à une chausse à filtrer. Son costume de travail complété par un tablier de cuir, il lia les vaches, posa le soc de l’araire sur le joug et s’en alla avec la Grande qui portait sous le bras les pommes de terre dans un sac et tenait un panier de l’autre main. Comme elle récriminait derechef contre son Mériol et se promettait de le « secouer », Daniel lui dit :

— Ça ne sera pas nécessaire, va ! Il aura prou dépit de voir que le travail se sera fait sans lui.

Le champ destiné aux « patates », comme Sicarie les appelait à la mode bordelaise, était tout proche, le long de l’allée de marronniers, à cinquante pas du portail. Daniel traçait les sillons à l’araire, et les recouvrait aussitôt que la Grande y avait déposé la semence. L’application au travail et le contact apaisant de la terre amortissaient peu à peu dans son esprit les soucis de la matinée. Un calme, un peu triste encore l’envahissait par degrés, et il se résignait doucement à l’oubli futur que lui imposait sa raison. Ce sacrifice qu’en lui-même il avait consenti d’une passion mêlée de désirs charnels le relevait à ses propres yeux : il éprouvait cette satisfaction intime si précieuse à l’homme qui s’est vaincu.

Ainsi méditant, le bouvier improvisé menait dans les sillons ses vaches, jeunes bêtes un peu vives, les modérait de la voix et leur donnait de fréquents repos pour les calmer. Environ à moitié de sa tâche,