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— En voici qui sont destinés aux marais à sangsues du Bordelais ! fit Daniel.

Il désignait du doigt cinq ou six vieux chevaux éclopés, galeux, crevassés, couverts de plaies dégoûtantes, laissant deviner sous leur peau trouée en plus d’une place un squelette lamentable, portant des fongosités hideuses et vacillant sur leurs jambes suintantes.

— Qu’est-ce donc que ces marais ? demanda M. Cherrier.

— C’est des endroits où se pratique l’élevage des sangsues médicinales : une industrie nouvelle… Pauvres bêtes ! On les campe dans le marais, où les retient une corde nouée à un piquet : les sangsues se collent à leurs membres et les saignent peu à peu. Bientôt les genoux de la victime épuisée fléchissent, elle s’affaisse et se couche dans l’eau. Ce serait, la mort, la délivrance ; mais l’homme est là ! Il met sous la tête du malheureux cheval une pierre qui la soutient hors de l’eau et lui défend de se noyer. Alors des milliers de ces bestioles avides s’appliquent à ce misérable corps, et lui tirent ce qui lui reste de sang, goutte à goutte. Ce supplice dure plusieurs jours. Le passant qui longe le marais aperçoit une forme noire émergeant à peine de l’eau et croit à un cadavre de cheval jeté là. Mais un faible mouvement, impuissant à chasser les animaux qui le dévorent, indique assez que ce cadavre-là respire encore et agonise lentement, lentement !… Et suprême horreur, quelquefois, l’hiver, des bandes de corbeaux s’abattent sur cette chair torturée jusqu’à l’invraisemblable et la déchiquettent encore vive en commençant par les yeux !… Ah ! l’homme est ingénieusement cruel !

— Tu as raison, mon ami ! L’intérêt, la cupidité,