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BRUMAIRE

Dans la brume épaisse du matin, le laboureur pousse ses bœufs lents sur le sillon droit. On ne le voit pas, on entend seulement ses excitations câlines ou colères parfois : « Ane Chabrau… Ha ! ha ! Rouge ! Fauve ! » Cela produit une impression étrange, cet attelage invisible et cette voix d’homme, assourdie par le brouillard, qui semble venir on ne sait d’où, comme la voix inconnue qui annonça la mort du grand Pan au pilote Thamous.

Cependant, peu à peu, la brume devient moins opaque, et encore voilés d’une légère buée, l’homme et les bœufs à la charrue s’entrevoient vaguement en des contours indécis, comme une apparition rustique sortant du tréfonds de la terre. Puis, vers la dixième heure, le soleil montant dans le ciel achève de fondre les brouées laiteuses, et les bœufs roux accouplés au joug se voient nettement, soufflant dans l’air encore frais une vapeur épaisse par leurs naseaux dilatés. Leur muffle humide luit ; et leur cou tendu sous l’effort tire l’araire au coutre luisant, qui s’avance lentement, fendant la terre en amour, et laissant derrière elle les poules de la borderie cherchant les vers dans les mottes retournées.

Au bout du champ l’homme arrête ses bœufs le nez à la haie et les laisse souffler. Lui, soulève l’araire, et de la douille aplatie de son aiguillon, cure le soc et l’oreille, de la terre adhérente.