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la force de ma passion présente pouvait bien obscurcir dans des moments de folie, mais non pas effacer.

Heureusement, ces heures de découragement étaient rares ; j’en avais honte ensuite en me rappelant les leçons du curé Bonal, qui disait coutumièrement que l’homme devait porter sa peine en homme, et que la force était la moitié de la vertu.

Je ne cherchais pas à revoir celle qui m’avait comme ensorcelé, mais tout de même je la rencontrais parfois. Avec un peu de vanité, j’aurais pu croire que ces rencontres ne lui déplaisaient pas. Nous nous disions quelques paroles en passant, et des fois elle s’arrêtait pour parler plus longuement.

Je lui enseignais un lièvre gîté ou une compagnie de perdreaux, et ça lui faisait plaisir. Elle était bien revenue de ses méprisantes façons d’autrefois, et voyant qu’au demeurant je n’étais ni bête, ni tout à fait ignorant, elle commençait à soupçonner qu’un paysan pouvait être un homme. Pour être vrai, je crois que ma personne lui agréait. Comme je l’ai dit déjà, j’étais, en ce temps de ma jeunesse, grand, bien fait ; j’avais les épaules larges, les yeux noirs, le cou robuste, les cheveux touffus, et une courte barbe noire frisée ombrait mes joues brunes, car d’aller donner deux sous au perruquier de Thenon toutes les semaines pour me faire raser, je n’en avais pas le moyen.