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Pour le dire en passant, cette tourte n’a jamais été rendue à la Mïon. La coutume veut que l’emprunteur du pain ne le rende pas de son chef ; c’est le prêteur qui doit venir le chercher, faisant semblant d’en avoir besoin. Mais la Mïon, par la suite, nous voyant dans la peine et le malheur, n’est jamais venue la demander.


Enfin le dégel vint, et les terres grises, détrempées, reparurent, laissant voir les blés verts qui pointaient sur les sillons. Lorsque la terre fut un peu ressuyée, ma mère fit sortir les brebis, car la feuille que nous avions ramassée pour l’hiver était mangée et notre peu de regain était presque fini. Elle m’emmena avec elle, touchant nos bêtes, vers les coteaux pierreux des Grillières, où poussait une petite herbe fine qu’elles aimaient fort. C’était dans l’après-midi ; un pâle soleil d’hiver éclairait tristement la terre dénudée, et un petit vent soufflait par moments, froid comme les neiges des monts d’Auvergne sur lesquels il avait passé. Mais, au prix du temps qu’il avait fait une dizaine de jours durant, c’était un beau jour. Ma mère et moi nous étions assis à l’abri du nord contre un de ces gros tas de pierres que nous appelons un cheyrou ; elle, filant sa quenouille, et moi, m’amusant à faire de petites maisons tandis que nos brebis paissaient tranquillement. Sur les trois heures, tandis que je mordais ferme dans un morceau de pain que ma mère avait porté, voici que nos brebis, effrayées