seigle ou de baillarge ; et pour le pain, nous ne le mangions jamais tendre : on en aurait trop mangé.
Si mon père se faisait tant de mauvais sang pour un peu de pain perdu, c’est qu’autrefois chez les pauvres on en était très ménager. Le pain, même très noir, dur et grossier, était une nourriture précieuse pour ceux qui vivaient en bonne partie de châtaignes, de pommes de terre et de bouillie de blé d’Espagne. Puis les gens se souvenaient des disettes fréquentes autrefois, et avaient ouï parler par leurs anciens de ces famines où les paysans mangeaient les herbes des chemins, comme des bêtes, et ils sentaient vivement le bonheur de ne pas manquer de ce pain sauveur. Aussi pour le paysan, ce pain, obtenu par tant de sueurs et de peines, avait quelque chose de sacré : de là ces recommandations incessantes aux petits droles de ne point le prodiguer.
Mon père resta un bon moment tout estomaqué, regardant fixement le pain gâté ; mais qu’y faire ?…
Il coupa donc trois morceaux de pain, ôtant à regret le plus moisi et le jetant à notre chienne, puis nous nous mîmes à souper. Il n’y avait pas grande différence entre notre ragoût et la pâtée du cochon : c’était toujours des pommes de terre cuites dans de l’eau ; seulement, dans notre manger, il y avait un peu de graisse rance, gros comme une noix, et du sel.