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sonne de trente ou trente-cinq ans, un peu très fort gourmande de toutes friandises.

Mais avec dame Angélique de Villepreux, la prieure, c’était autre chose. Je n’ai jamais vu des yeux comme ceux de cette religieuse, grands, bien fendus, noirs, profonds, brûlants. Tout enfant que j’étais, lorsqu’ils se fixaient sur les miens, il me semblait que quelque chose pénétrait en moi et me remuait au creux de l’estomac. Mme Angélique avait alors dans les vingt-cinq ans je pense, et n’était pas belle, si l’on veut ; mais sa bouche rouge, ses dents superbes, son teint chaud et surtout ses beaux yeux pleins de flammes faisaient qu’on ne pouvait se déprendre de la regarder.

Comme je l’ai compris plus tard, elle souffrait de ses vœux, la pauvre, ça se voyait assez. Des fois, dom Cluzel se promenait longuement avec elle sous la grande treille du jardin et lui parlait doucement avec des hochements de tête paternels. J’ai toujours pensé, depuis, qu’il se parforçait d’apaiser les révoltes de ce cœur qui persistait à battre sous la guimpe. Souvent, la dame prieure m’enlevait dans ses bras, me serrait contre sa poitrine bien fort et m’embrassait passionnément avec des soupirs étouffés et des larmes dans les yeux. La sœur discrète me mignardait davantage, mais je préférais les caresses de Mme Angélique. Il me semblait à moi, qui n’avais pas connu ma mère, que ses baisers tendres et emportés étaient des baisers maternels, et je suis sûr qu’en ces moments elle cherchait à se tromper elle-même.