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V. DELBOS. — MALEBRANCHE ET MAINE DE BIRAN.

substance, moins averti qu’il n’eût dû l’être des équivalences que le rationalisme moderne a découvertes entre liaison rationnelle et objectivité, il a étayé du dehors sa doctrine par des contreforts au lieu de la raffermir par un élargissement interne de sa conception de l’esprit.

En retour, ce qu’il a bien mis en relief, c’est l’impossibilité de connaître la vie mentale pour elle-même hors de l’action concrète par laquelle le sujet se l’attribue en la produisant. Interprétant et réformant en psychologue le Cogito cartésien, il a montré que la connaissance de l’esprit ne se borne pas à être logiquement antérieure à celle des corps, qu’elle n’est pas seulement un moyen d’établir les conditions et les garanties de la connaissance en général, qu’elle tient ses caractères propres de la réalité sui generis immédiatement aperçue par elle, qu’elle a donc un contenu irréductible aux formes et aux catégories par lesquelles nous comprenons le monde extérieur. Le fait physique a comme un minimum de nature en ce qu’il n’est que par la loi qui l’explique : et dans ces limites l’occasionalisme de Malebranche peut en principe se justifier ; mais il y a une nature du fait psychologique, nature d’autant plus spécifique qu’elle exprime davantage la causalité interne et, comme disait Maine de Biran, l’effort constitutif du sujet. Certes le développement de notre vie mentale reste en droit intelligible et explicable, mais non de la même manière que la suite impersonnelle des faits physiques : les raisons d’être et les raisons d’agir sont étroitement dépendantes des formes originales que revêtent l’existence et l’action du moi.

Enclin à voir dans la science géométrique de la nature matérielle la science qui comme telle ne laisse rien à désirer, Malebranche a réservé justement contre elle certaines formes et certains objets d’affirmation appartenant à la conscience ; mais il n’a pu les réserver que d’une manière incomplète, et presque négative. Il laisse subsister le soupçon, que la vue de ce que nous sommes pour nous-mêmes pourrait être plus ou moins radicalement corrigée par la vue de ce que nous sommes absolument, si celle-ci nous était accordée. Or c’est ce que nous sommes pour nous qui constitue essentiellement notre vie mentale, dont l’objet immédiat est tout autre que la représentation du monde : ce que nous sommes pour nous, et par suite, au plus haut degré, ce que nous sommes par nous, ce que nous réalisons.

Rev. Méta. — T. XXIII (no 1-1916).
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