Et maintenant, — ajoutait-il, — qu’un homme dispose des annales de l’humanité comme de celles du peuple grec, que pour unité il choisisse l’unité de l’histoire et de ta nature, qu’il rapproche des êtres réels à travers les siècles dans la voie merveilleuse de l’infini, que ces scènes se succèdent et s’enchaînent non plus dans les ombres de l’enfer, du purgatoire ou du paradis du Moyen Âge, mais dans un espace aussi illimité, brillant d’une lumière plus complète, il aura atteint la forme possible et nécessaire de l’épopée dans le monde moderne[1].
À cette date de 1828, déjà Lamartine, dans un moment d’illumination, avait jeté le plan de cet immense poème allant du ciel à la terre et de la terre au ciel, dont Jocelyn et La Chute d’un Ange ne furent que des épisodes, et Alfred de Vigny avait montré, dans les plus remarquables de ses Poèmes Antiques et Modernes, dans son Déluge, dans son Moïse, quelle grandeur épique peut se déployer dans le cadre de quelques centaines ou même de quelques vingtaines de vers.
Ainsi, ce dont il convient de louer Victor Hugo et Leconte de Lisle, ce n’est pas d’avoir inventé de toutes pièces, et avant tous autres, l’épopée de l’humanité, c’est de l’avoir réalisée, et de l’avoir réalisée d’une manière si différente. Si l’on veut savoir dans quel dessein Victor Hugo a entrepris son œuvre, il suffit de relire ce paragraphe de la préface qu’il y a mise
Exprimer l’humanité dans une espèce d’œuvre cyclique, la peindre successivement et simultanément sous tous ses aspects, histoire, fable, philosophie, religion, science, lesquels se résument en un seul et immense mouvement d’ascension vers la lumière ; faire apparattre, dans une sorte de miroir sombre et clair,… cette grande figure une et multiple, lugubre et rayonnante, fatale et sacrée, l’Homme ; voilà de quelle pensée, de quelle ambition, si l’on veut, est sortie La Légende des Siècles.
Et si l’on veut savoir dans quel esprit Leconte de Lisle a composé la sienne, il n’est que de se reporter au discours dans lequel il a fait l’éloge de son illustre confrère. Après avoir cité le passage que je viens de reproduire, il ajoute :
Certes, c’était là une entreprise digne de son génie, quelque colossalequ’elle fût. Pour qu’un seul homme, toutefois, pût réaliser complètement un dessein
- ↑ Edgar Quinet, De l’origine des Dieux.