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CHAPITRE V


LECONTE DE LISLE ET LES HOMMES



I



L’œuvre de Leconte de Lisle, considérée d’un certain biais, est, nous l’avons vu, une théogonie. Mais l’auteur ne sépare pas de l’histoire des dieux, l’histoire des hommes qui, par un renversement du rapport habituel des termes, ont créé ces dieux. Et comme cette histoire ne s’attache pas à suivre l’ordre des événements, ni à en dérouler totalement le récit, ni à enchaîner les causes et les effets, mais comme, au gré de la fantaisie poétique, elle choisit des épisodes et traite des fragments, recueille des traditions, peint des mœurs, ranime des passions et recrée des âmes, elle n’est point une histoire, mais une épopée, plus exactement une suite de courtes épopées, une légende de l’humanité, cette « légende des siècles » que Victor Hugo portait déjà dans sa tête au temps même où paraissaient les Poèmes Antiques, et pour laquelle, avec ce sens du style lapidaire qui lui était propre, il a trouvé, après quelques tâtonnements, le titre définitif.

Le mot lui appartient, sans contestation possible. Mais la chose, à qui revient la gloire d’en avoir été l’inventeur ? Est-ce à lui ? Est-ce à Leconte de Lisle ? À s’en rapporter exclusivement aux dates, on a vite fait de trancher la question. Les Poèmes Antiques sont de 1852 ; la première série de La Légende des Siècles est de 1859. « S’il faut — comme on l’a dit — que l’un des deux poètes ait imité l’autre », on en conclura, et on en a conclu « que c’est Victor Hugo, puisqu’il n’est venu qu’à la suite[1]. Ce serait

  1. Brunetière, L’évolution de la poésie lyrique en France au XIXe siècle, 2e éd., Paris, 1895, t. II, p. 184.