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ET LES DIEUX

avoir dans leur vie d’affections naturelles et de sentiments humains :


Ah ! fuir le sol natal, les tendresses premières,
Étouffer dans son coeur les souvenirs amis,
L’amour et la beauté, ces divines lumières…
C’était commettre un crime, et vous l’avez commis.


Entre la religion de la beauté harmonieuse et de la nature librement épanouie, et la religion de la contristation volontaire et de la souffrance voluptueusement embrassée, entre le paganisme et le christianisme, tels qu’il se les représentait, son choix, s’il en avait eu un à faire, n’aurait pas été douteux. Il faut toujours, sur cette matière, en revenir à cette belle pièce d’Hypatie qui, dans l’édition de 1852, ouvrait les Poèmes Antiques comme une déclaration solennelle et une profession de foi :


Ô Vierge, qui d’un pan de ta robe pieuse
Couvris la tombe auguste où s’endormaient, tes Dieux,
De leur culte éclipsé prêtresse harmonieuse,
Chaste et dernier rayon détaché de leurs Cieux !…

Le vil Galiléen t’a frappée et maudite[1]
Mais tu tombas plus grande ! Et maintenant, hélas !
Le souffle de Platon et le corps d’Aphrodite
Sont partis à jamais pour les beaux cieux d’Hellas !

Dors, ô blanche victime, en notre âme profonde,
Dans ton linceul de Vierge et ceinte de lotos ;
Dors ! l’impure laideur est la reine du monde,
Et nous avons perdu le chemin de Paros !…


Je n’ai en vue, en ce moment, bien entendu, que le christianisme considéré pour ainsi dire en soi et dans son essence, abstraction faite des formes sous lesquelles il s’est organisé et perpétué au sein des nations. Pour une de ces formes, en particulier, pour l’Église catholique, Leconte de Lisle a toujours nourri, — nous y reviendrons plus tard — la plus profonde horreur. Mais, s’il n’a pas varié dans son aversion pour « la religion dégénérée du Christ », du moins il a toujours parlé du Christ lui-même avec infiniment de respect et une sorte de piété. Dans

  1. Le texte de 1852 porte exactement : L’homme en son vol fougueux t’a frappée et maudite.