naissait bien l’auteur des Poèmes Antiques, et sa personne autant que son œuvre. Ce « gaspilleur » de génie, — comme Barrès appelle quelque part Louis Ménard, — qui possédait à lui tout seul des aptitudes qui auraient suffi à six, et qui, pour cette raison, n’a pas laissé de chef-d’œuvre, qui était peintre, poète, chimiste, philosophe, helléniste, historien, critique d’art, n’a pas seulement initié son ami à la culture grecque ; il lui a transmis quelques-unes des idées générales qui sont l’armature de son œuvre. C’est grâce à lui qu’au romantisme ou byronisme de Qaïn s’est superposée, sans le détruire ni même le recouvrir toujours entièrement, une conception plus neuve et plus féconde. Par elle, et non pas purement par le goût du pittoresque et du bizarre et une sorte de manie archéologique, s’explique cette revue universelle des mythes, des symboles, des cosmogonies et des théogonies qui compose pour une bonne part l’œuvre poétique de Leconte de Lisle. Il convient d’ailleurs de noter qu’en s’inspirant des idées de son ami, il les a modifiées selon la tournure de son caractère et de son esprit. De mystique qu’elle était chez son initiateur, la curiosité des religions est devenue chez lui proprement historique. Lui-même, lorsqu’il a loué, et critiqué aussi, le jour où il prenait séance à l’Académie française, La Légende des Siècles de Victor Hugo, il a très bien su, en disant ce que son illustre prédécesseur n’avait pas fait, définir ce qu’il avait voulu faire « accorder une part égale aux diverses conceptions religieuses dont l’humanité a vécu, et qui toutes ont été vraies à leur heure, puisqu’elles étaient les formes idéales de ses rêves et de ses espérances ». À leur heure : toute la différence entre Ménard et lui est là. Ces antiques croyances auxquelles il s’intéresse en philosophe, elles ne sont pour lui qu’un passé mort. Il ne satisfait pas, — ou ne trompe pas —, en rassemblant ces mystérieux symboles, un besoin de croire : c’est son imagination de poète à quoi il donne jeu en les reconstituant. Son Panthéon, à lui, n’est pas un sanctuaire où on s’agenouille. C’est un musée où l’on passe, où l’on regarde avec curiosité, avec admiration parfois, et d’où l’on sort, tout imprégné de la mélancolie des choses qui ne sont plus.
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ET LES DIEUX