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LES DÉBUTS LITTÉRAIRES

avoir de la poudre dans ses poches, soit pour toute autre raison ? Il faut bien le croire, puisqu’il racontait lui-même qu’il avait passé en prison quarante-huit heures, « les plus longues heures de sa vie ». Il sortit, en tout cas, de cette terrible crise, totalement désabusé sur l’efficacité des révolutions et bien résolu à ne plus s’y mêler désabusé sur le compte du peuple, qui « a été balayé sur les boulevards par quatre hommes et un caporal » et qui « est rentré chez lui, froid, indifférent et inerte » ; désabusé sur les démocrates actuels, les Blanqui, les Louis Blanc, les Barbès, « trop bêtes et trop ignorants ». Il gardait sa foi dans la République, « rêve sacré de sa vie », dans la transformation magnifique » de la société actuelle, dans l’avenir de l’humanité. Mais il devenait « de jour en jour moins sectaire en fait de socialisme », et surtout il comprenait qu’il avait autre chose à faire en ce monde que de pérorer dans les clubs ou de descendre dans la rue. Avant tout, il était poète. Même au plus fort des agitations politiques, il ne l’avait jamais oublié. « Tout cela n’empêche pas, mon ami, écrivait-il de Dinan à Louis Ménard, que je ne vive toujours sur les hauteurs intellectuelles, dans le calme, dans la contemplation sereine des formes divines. Il se fait un grand tumulte dans les bas-fonds de mon cerveau, mais la partie supérieure ne sait rien des choses contingentes. » Il mettait entre les activités, même spirituelles, une hiérarchie. Au sommet, l’art et les artistes ; au plus bas degré, la politique et les politiciens. C’est ce qu’il explique, non sans véhémence, à Louis Ménard, que l’expérience n’a pas instruit. N’a-t-il pas publié, au début de 1849, dans Le Représentant du Peuple, un récit des derniers événements où il a flétri les fusillades de juin ? Condamné à quinze mois de prison et 10.000 francs d’amende, il s’est réfugié à Bruxelles, où il rédige des brochures révolutionnaires et continue, en compagnie d’autres exilés, cette vie d’exaltation factice et de discussions stériles que Leconte de Lisle a désormais en horreur. Il admet, lui, que l’artiste ait des opinions politiques, et qu’au besoin il descende, pour les défendre, « dans le tumulte des choses passagères » ; mais non pas que, pour elles, il déserte son art et avilisse son esprit.