tout entière. Il y a quelque chose qui serre le cœur dans le spectacle de ces deux âmes qui, malgré elles, se détachent l’une de l’autre, quelque chose aussi qui force le respect dans l’obstination farouche avec laquelle la plus fortement trempée suit sa voie, sans plus regarder en arrière :
Je m’aperçois avec une sorte de terreur que je vais me détachant, en fait. des individus, pour agir et pour vivre, par la pensée, avec la masse seulement. Je m’efface, je me synthétise ! C’est le tort, — si c’en est un — de la poésie que j’affectionne entre toutes. J’ai donc dû te paraître un égoïste, mon ami, alors même que tout au rebours, c’était l’oubli de ma propre individualité qui donnait cette apparence mauvaise et misérable à mes actions, ou plutôt à mon manque d’action. Hélas ! mon vieux camarade, il ne faut pas s’accoutumer à vivre seul, car le contraire se réapprend facilement [on attendrait plutôt se désapprend]. Ne crois pas cependant que cela tue le cœur, parce que cela l’élargit. L’individu en souffre, l’homme s’en irrite, mais qui sait si Dieu n’y gagne pas ? Quant à nous, mon cher Adamolle, vois un peu ! Nous nous sommes séparés durant de longues années, nous avons aimé d’autres hommes, et ils nous ont aimés ; notre cœur a ressenti d’autres besoins que ceux auxquels satisfaisait notre première affection. Nous avons été heureux, nous avons souffert et nous nous sommes à demi retrouvés. D’où vient-il donc que nous devions nier l’amitié qu’il ne nous a pas été donné de poursuivre aussi naïve qu’autrefois ? La faute n’en est ni à moi ni à toi. Tu t’es marié, tu as vécu d’une vie inflexible dans ses limites. Je me suis aventuré aussi dans une route divergente, et j’ai cherché ma plus grande somme de bonheur dans la contemplation interne et externe du beau infini, de l’âme universelle du monde, de Dieu dont nous sommes une des manifestations éternelles. Il ne faut pas douter, mon ami. Il faut laisser aux niais et aux lâches leurs stupides négations du cœur immortel et de l’intelligence divine de l’homme, car c’est là de la misère morale, mille fois plus affreuse que la misère matérielle, puisque c’est une dégradation de Dieu en nous. Tu as souffert, mon vieil ami, mais l’épuration est dans la douleur. Tu as aimé saintement, mais l’amour illumine à jamais notre cœur. Et tu te dis glacé, désespéré, sans désirs et sans passions ! Tu te mens à toi-même. L’homme qui a souffert et qui a aimé, quelle que soit sa grandeur, quelle que soit son humilité, s’il a souffert, s’il a aimé saintement, cet homme ne s’éteindra jamais, pas même sous l’haleine de ce qu’on nomme la mort et qui n’est que le réveil.
De ce pathos romantique, tout enguirlandé des festons de la rhétorique à la mode, il résulte avec la dernière évidence que Leconte de Lisle ne se sent plus, avec les gens parmi lesquels il vit, rien de commun. Il n’a, dans ces conditions, qu’une chose à faire : c’est, puisqu’il le peut, de s’en aller. Après bien des hésitations, il accepte la proposition que lui ont faite, par l’intermé-