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LES DÉBUTS LITTÉRAIRES

quelques années plus tard, a le cœur fort peu expansif et trouve profondément ridicule de s’attendrir. Ce n’est pas du stoïcisme, mais bien de l’apathie et, le plus souvent, un vide complet sous la mamelle gauche, comme dirait Barbier. Ceci soit dit sans faire tort à l’exception, qui, comme chacun sait, est une irrécusable preuve de la règle générale[1]. » Autant que par leur sécheresse de cœur, les créoles qu’il fréquentait lui déplaisaient par leur vulgarité d’esprit, leur horreur des idées, leur incapacité d’enthousiasme, leur indifférence aux beautés de la nature. « Le créole — c’est toujours lui qui parle — est un homme grave avant l’âge, qui ne se laisse aller qu’aux profits nets et clairs, au chiffre irréfutable, aux sons harmonieux du métal monnayé. Après cela tout est vain, amour, amitié, désir de l’inconnu, intelligence et savoir ; tout cela ne vaut pas un grain de café. » Et il ajoute « J’ai toujours pensé que l’homme ainsi fait n’était qu’une monstrueuse et haïssable créature. Qui donc en délivrera le monde ?[2] » Ce n’est pas tout. Lui qui est depuis longtemps imbu d’idées philosophiques et humanitaires, lui qui vient de passer six années en France, où il n’y a point d’esclaves, il doit souffrir du traitement barbare infligé par des maîtres sans entrailles à ces pauvres noirs, ces grands enfants, forts, paresseux et bons, pour qui il se sent une naturelle sympathie. Mais surtout il souffre du manque d’harmonie entre lui et les membres de sa famille la plus proche ; il souffre de n’être pas compris des siens. Sa famille a fait, pour l’envoyer en France, elle fait encore pour le soutenir à Saint-Denis des sacrifices qu’elle estime naturellement considérables et dont elle se juge peu récompensée. Elle est déçue dans ses espérances et dans ses ambitions, humiliée dans son orgueil. On raille, paraît-il, « le poète ». On devine ce que cette simple phrase évoque de menus froissements, de blessures d’amour-propre, de coups d’épingle qui se répètent et qui font plaie. Toutes ces causes réunies, et la dernière à elle seule serait suffisante, l’amenèrent à un état de crise sur lequel nous éclairent quatre lettres, toutes les quatre du début de 1845.

  1. Leconte de Lisle : Sacatove.
  2. Ibidem.