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LECONTE DE LISLE

Nous suivons une vie de pleurs et d’angoisses améres te sol est couvert de ronces et de pierres, et nos pieds sont nus ; mais que vous veniez à vous reposer dans notre cœur, pleurs, angoisses, blessures disparaissent ; car vous êtes aux lèvres de l’âme un avant-goût des félicités du ciel.

Ô joies de la libre pensée, ô longs et doux rêves que nulle ombre n’obscurcit, ravissements inaltérables de la terre, apparitions célestes, à vous le songe de ma vie humaine, à vous le dévouement de mon intelligence bornée. à vous la réalité de mon existence immortelle !

De ces hauteurs, comment retomber à la basoche et au droit, « ignoble fatras, déclare le jeune homme, qui me fait monter le dégoût à la gorge » ? Aussi ne met-il pas les pieds à la Faculté, perdant, faute d’assiduité, les inscriptions qu’il a prises. En juillet 1839, sa résolution est arrêtée. « J’ai abandonné le Droit », écrit-il à Rouffet. Et, sans désemparer, il lui propose de publier en commun un recueil de poésies. La grosse affaire est de trouver un titre. Leconte de Lisle en a un tout prêt, qui ne manque pas d’une grâce symbolique : Les Rossignols et le Bengali. Les rossignols, ce sont les grands poètes de la métropole, auxquels le petit bengali, exilé de son île lointaine, demande de lui faire accueil. Mais Rouffet objecte avec raison que ce titre, excellent pour son ami, ne vaut rien pour lui-même. Effusions poétiques est banal ; Cœur et âme bien prétentieux. On songe encore à Sourire et Tristesse, ou à Deux voix du cœur. Entre temps on écrit à Gosselin, l’éditeur de Lamartine, pour lui proposer l’affaire. On se doute de ce que Gosselin dut répondre. Mais Leconte de Lisle est possédé du démon de la littérature. Il ne peut se résigner, dit-il lui-même, à rester ignoré. Il envoie à la Revue des Deux Mondes une pièce dédiée à George Sand, qui, naturellement, n’est pas insérée. À défaut de la Revue des Deux Mondes, il se rabat sur les journaux qui sont à sa portée. Il publie des vers dans Le Foyer, journal de littérature, musique, beaux-arts, et en même temps programme des spectacles, qui paraît à Rennes, tous les dimanches, pendant la saison théâtrale. Il en donne à L’Impartial de Dinan. Mais la fin de l’année scolaire amène avec elle une échéance redoutable. Que va dire la famille de Bourbon quand elle apprendra que l’étudiant en droit n’a pas même affronté l’examen ? M. Leconte de Lisle, mis au courant par son cousin de Dinan des fredaines du jeune homme, parmi lesquelles l’achat d’une paire