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LES ANNÉES DE JEUNESSE

celle de la a barbarie ». Charles Labitte étudia La Divine Comédie. À l’issue des cours, la jeunesse qui les fréquente va continuer au café de Bretagne, en fumant des pipes, les discussions entamées en sortant. Le soir, elle se rend au théâtre pour y applaudir la troupe du lieu ; à l’occasion, les artistes venus de Paris, M. et Mme Volnys, du Gymnase, Frédérick-Lemaître, Léontine Fay, Mme Dorval. « Je n’ai pas besoin de vous dire, écrit Leconte de Lisle à Rouffet, que je suis un habitué du théâtre. » Pour Mme Dorval, il a de l’enthousiasme ; pour Léontine Fay, il a un sentiment : « Mon Dieu, avoue-t-il à son confident ordinaire, que je suis enfant encore ! Pendant quinze jours je serai inquiet, tourmenté, incapable d’aucun travail ; c’est à peine si je puis vous écrire, tant mes idées sont confuses… Entre nous, je crois que je suis amoureux. » Ou bien encore, après souper, on se réunit chez Édouard Alix, horloger de son métier, écrivain à ses heures, ami d’Édouard Turquety, le poète catholique, la grande illustration rennaise vers 1840, ami aussi d’Alexandre Nicolas, le professeur de rhétorique du Collège royal. Alix offre à ces jeunes gens l’hospitalité de son salon, à leurs vers celle de son album. Ce sont les soirées de Saint-Paul qui recommencent, avec leurs longs far niente, animés de controverses ou égayés de causeries. C’est l’indépendance et le vagabondage de l’esprit, se jetant sans autre guide que sa curiosité et sa fantaisie dans toutes les avenues qui s’ouvrent devant lui. Et cela, pour Leconte de Lisle, c’est le bonheur, un bonheur qu’il ne se lasse pas de savourer et qu’il décrit en termes vraiment lyriques à son ami Rouffet :

Ô joies de la libre pensée, longs et doux rêves que nulle ombre n’obscurcit, ravissements inaltérables, oublis de la terre, apparitions du ciel, que sont près de vous le bien-être matériel et la considération des hommes ? Ivresses intelligentes, que sont près de vous leurs grossiers bonheurs ?

Ils vous traitent d’inutilités, les insensés ! Et cette injure qu’ils vous jettent d’en bas devient leur propre châtiment, car elle donne la mesure de leur âme. Présents divins, parfums consolateurs, qu’importe à la pensée que vous avez choisie les blasphèmes de la foule ? Vous l’emportez trop haut pour qu’ils parviennent jusqu’à elle.

Ô rayons de la poésie, vous brûlez parfois ; mais la souffrance que vous causez n’a rien de commun avec la douleur terrestre. Vous brûlez et guérissez tout ensemble… Ô rayons, vous avez des ailes, dont le souffle embaumé rafraîchit votre propre flamme