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LECONTE DE LISLE

Le jeune misanthrope a même poussé l’amour de l’isolement et de l’indépendance jusqu’à ne donner de ses nouvelles à ses parents qu’à de longs intervalles. Ceux-ci ne lui en ont pas gardé rancune. Ils l’ont défendu contre les acerbes critiques de son oncle, expliquant par un caractère froid, réservé, peu communicatif, l’attitude dédaigneuse qu’on lui reproche, affectant de prendre pour exaltation de jeune homme et amour du paradoxe les opinions subservives, en politique et en religion, qui ont exaspéré l’adjoint au maire de Dinan. S’ils ont eu quelque sujet de se plaindre du silence prolongé de Charles, le succès au baccalauréat a tout fait oublier. Et M. Leconte de Lisle, avec la même minutie qu’il a mise à organiser la vie matérielle de son fils, lui trace maintenant le programme de ses occupations d’étudiant. Il l’engage, pour compléter son éducation juridique, à travailler une heure le matin, et autant le soir, dans l’étude d’un avoué il lui recommande, en vue de sa future carrière, de suivre des cours d’anatomie et de physiologie — « ces connaissances sont de toute utilité en médecine légale » — de botanique, de chimie ; d’assister à ceux de la Faculté des Lettres ; d’étudier, à ses moments perdus, la flûte et le paysage, et de fréquenter la bonne société. Ces instructions du père étaient fort sages. On verra par la suite quel compte le fils devait en tenir.

Il ne se fit pas prier pour suivre les cours de la Faculté des Lettres. Ce dut être, j’imagine, pour le public lettré de Rennes, la grande attraction de l’hiver 1838-1839. La Faculté, qui venait d’être créée et qui n’avait pas encore de logis à elle, les inaugura, le 1er décembre, dans la salle des séances du Conseil municipal. M. Th. Henri Martin traita de l’histoire de la Tragédie chez les Grecs et chez les Romains ; M. Émile Delaunay, des origines de la littérature française. L’année suivante, à ces deux enseignements s’ajoutèrent la philosophie, l’histoire, les littératures étrangères. M. Varin fit, en « deux immenses tableaux aux proportions gigantesques » — ce sont les termes qu’emploie un de ses auditeurs, qui est peut-être Leconte de Lisle — la peinture de « l’ancien monde romain, le monde de l’esclavage et de la corruption », et, avec des « couleurs plus vives et plus étranges »,