français. » Ce hollando-français, et les jolies bouches d’où il sortait, et les frais visages qu’ornaient ces jolies bouches ne laissèrent pas de faire une vive impression sur le tendre cœur de notre créole :
Anna, jeune Africaine aux deux lèvres de rose,
À la bouche de miel, au langage si doux,
Tes regards enivrants, où la candeur repose,
Accordent le bonheur quand ils passent sur nous.
Anna, quand ta main blanche au piano sonore
Harmonise, en jouant, tes purs et frais accents,
Nos cœurs muets d’ivresse et forcés par tes chants
Écoutent… Tu te tais ils écoutent encore !
De ton front rose et blanc, Anna, tes bruns cheveux
En anneaux arrondis, en soyeuse auréole,
Tombent si mollement sur les contours neigeux
De ton cou qui se fond à ta mouvante épaule.
Anna, lorsque ta robe aux replis gracieux
Nous frôle en se glissant, nos âmes en frissonnent,
Comme les feuilles d’arbre inclinent et résonnent
Sous les soupirs légers des vents voluptueux.
La pièce, que j’interromps à regret, est dédiée « à Mlle Anna Bestaudy ». Une fois en mer, l’image de la « jeune Africaine » dut hanter les rêveries du poète. Aux approches de Sainte-Hélène, elle fut supplantée par le fantôme de Napoléon. Le jeune voyageur ne pouvait manquer d’aller faire son pèlerinage « à la tombe du grand tyran ».
Nous y montâmes le soir, écrit-il à Adamolle, il pleuvait, et tu dois concevoir combien était gai l’inculte rocher où dort le grand capitaine. Vouloir retracer ici ce que j’éprouvai ne te rendrait pas ma pensée à fond. Ce furent d’abord la pitié, le respect, l’admiration, car il était affreux de comparer ce qu’il fut à ce qu’il est aujourd’hui, de penser à l’empereur et au pauvre captif des Anglais, et cela sur sa tombe. Mais bientôt je me rappelai le jeune et invincible soldat de notre grande République, je me représentai le consul demi-despote, puis enfin l’empereur absolu de ce noble pays qui servit de base à sa gloire ; et alors le respect et la pitié firent place au mépris et à la haine : c’est le partage des tyrans, et Napoléon ne fut aussi qu’un tyran ; tyran plus grand que les autres, et pour cela même encore plus coupable…
Le reste de la traversée s’effectua sans incidents. Vers la fin de juin, Leconte de Lisle débarquait à Nantes. De là, il gagnait