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LES DERNIÈRES ANNÉES

firmé par celui de Heredia. « Il avait, dit-il du chef reconnu du Parnasse, la faculté si rare de se dédoubler, de se mettre, comme il disait en riant, dans la peau d’un autre, et toujours il vous donnait suivant votre nature le meilleur conseil. » Ainsi parlait en 1894, aux funérailles du maître, son disciple favori. Quelques années plus tard, Mendès, qui, lui aussi, avait vanté d’abord la largeur d’esprit et la tolérance littéraire de Leconte de Lisle, fit entendre un langage tout différent :


S’il fut dans le livre une souveraine intelligence, s’il fut dans les relations quotidiennes un maître clément et un ami serviable à tous ceux qui l’approchèrent, il a été, il faut bien le dire, un guide et un conseiller redoutable. En ma déférente amitié, en ma religieuse admiration, j’ai pensé autrement, jadis, j’ai cru sincèrement que nos esprits restaient libres sous sa loi ; je pense que je me trompais. Si ses conseils furent excellents en ce qui concerne la discipline de l’art et le respect de la beauté, si son intimité nous fut conseillère des beaux devoirs, il n’en faut pas moins reconnaître aujourd’hui que le joug de son génie (que certes il ne cherchait pas à nous imposer, mais que nous subissions en notre émerveillement juvénile de son verbe et de son esprit) nous fut assez dur et étroit. Il répugnait, hélas ! aux nouveautés, aux personnalités qui auraient pu contredire la sienne… On peut le dire, il faillit faire de nous des poètes étrangers à nous-mêmes ; on songe avec terreur à ce qu’aurait été la littérature contemporaine si elle avait obéi uniquement à son vouloir accepté comme suprême… Affirmateur par la beauté de son œuvre, il fut négateur quant à la beauté de beaucoup d’autres œuvres ; plusieurs d’entre nous ont dû se défaire de ses injustices. Mais tous ses disciples, avec l’admiration toujours grandie de son vaste et parfait talent, garderont fièrement sa noble discipline technique[1]


Les deux opinions ont quelque chance d’être vraies toutes les deux, puisque, à quinze ans d’intervalle, Catulle Mendès les a soutenues l’une après l’autre avec une égale sincérité. Elles ne sont nullement inconciliables. Leconte de Lisle, nous le savons assez, n’était pas l’homme des concessions, des compromis et des demi-mesures. Avec quelque désintéressement qu’il donnât ses conseils, quelque effort qu’il fit pour « se mettre dans la peau » des jeunes gens qui les lui demandaient, une personnalité aussi puissante que la sienne ne pouvait manquer d’exercer, même sans le vouloir, une influence irrésistible et une domination tyrannique sur les tempé-

  1. Rapport sur le mouvement poétique français de 1867 à 1900, Paris, 1903, p. 101.