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LECONTE DE LISLE

certains d’entre eux, pendant un temps, professèrent, l’indifférence sereine à tout ce qui n’est pas l’œuvre d’art, et la conviction que sans une lutte avec la matière, sans une difficulté vaincue, cette œuvre ne saurait atteindre à sa perfection


Oui, l’œuvre sort plus belle
D’une forme au travail
               Rebelle,
Vers, marbre, onyx, émail.

Point de contraintes fausses !
Mais que pour marcher droit
               Tu chausses,
Muse, un cothurne étroit.

Fi du rythme commode,
Comme un soulier trop grand,
               Du mode
Que tout pied quitte et prend !


À Leconte de Lisle, ils durent la curiosité de la nature exotique, des civilisations éteintes et des époques lointaines, et ce goût pour la forme épique qui a laissé sur l’œuvre de la plupart d’entre eux une trace plus ou moins fugitive, qui a donné naissance aux Contes épiques de Mendès, aux Récits épiques de Coppée, aux Siècles morts du vicomte de Guerne, qui s’est épanoui avec éclat dans Les Trophées de José-Maria de Heredia. Ils lui durent surtout cette haute conception de la poésie, cette religion de l’art à laquelle ils voyaient avec admiration qu’il avait voué sa vie. Il leur prêcha d’exemple le dédain des succès faciles, il fut « le bon conseiller des probités littéraires » ; il les soutint « dans les heures de doute » ; il devint « leur conscience poétique ». Il laissa d’ailleurs chacun d’eux suivre sa voie et développer librement le talent dont la nature l’avait doué. Il les aida même souvent à mieux se connaître. « Leconte de Lisle, a dit Gaston Paris, était un maître incomparable, parce qu’il n’essayait pas d’imposer sa manière à ceux qui venaient lui demander des avis. Il prenait chaque individualité poétique telle qu’elle était, et lui donnait les conseils qui devaient lui permettre de se dégager pleinement[1] ». Son témoignage est con-

  1. Penseurs et Poètes, Paris, 1890, p. 266.