sa vie pour n’en avoir pas une dans son œuvre. Nous savons déjà comment, avec son tempérament de créole, il avait été précocement sensible au charme de la femme. Nous l’avons vu se passionner tour à tour à Bourbon pour sa jeune cousine, à son escale au Cap pour Anna Bestaudig, à Dinan pour Caroline et pour Marie Beamish, à Rennes, en un soir, pour Léontine Fay. Nous tenons ces aveux de lui-même, et encore sans doute ne connaissons-nous pas tout, et ne pouvons-nous pas nous flatter d’énumérer tous les objets charmants pour lesquels a battu ce cœur qu’on nous représente comme insensible. Il semble bien qu’il faille interpréter dans le même sens la crise morale par laquelle il passa au temps de sa collaboration à La Démocratie Pacifique, crise que nous dévoilent ses lettres de 1846, et dans laquelle il faillit sombrer. À partir de cette date, ses papiers ne nous révèlent plus rien. Mais à défaut de lettres et de confidences écrites, ses fami)iers et ses biographes nous en ont dit assez pour que nous puissions affirmer en toute assurance que sa vie sentimentale et amoureuse s’est prolongée autant que sa vie elle-même. En les recoupant les uns par les autres, en complétant ce qu’ils racontent au moyen de telle dédicace des éditions originales que le poète a soigneusement effacée dans les suivantes, ou de certaines allusions qu’il a fait disparaître, on peut reconstituer sommairement ces romans de son âge mûr et de sa vieillesse, esquisser la silhouette des belles inconnues, et même, sous les portraits, mettre des noms. À Dieu ne plaise que j’écrive ces noms qui ne nous apprendraient rien. Mais pourquoi dissimulerais-je qu’entre 1850 et 1855, son cœur se partageait entre deux amours. Ils lui offrirent le sujet d’un de ces « chants alternés », comme nous en avons déjà entendu, où il aimait à opposer, dans une antithèse longuement soutenue, deux conceptions, deux sentiments, deux images. De ces deux amours, l’un, c’était l’amour pur, chaste, idéal, qui ne connaît d’autres caresses que les respects, et d’autres aveux que l’adoration muette l’autre, c’était la passion effrénée, dévorante et brûlante ; c’était l’amour de l’âme et l’amour des sens. D’un côté une vierge du nord, aux cheveux blonds, au col blanc, aux yeux candides sous ses longs cils baissés ; de l’autre, une femme dans tout l’épanouissement de sa
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LECONTE DE LISLE