pourrait se demander plutôt s’il est possible au premier de faire à ce point abstraction de lui-même, qu’il ne transporte dans le passé les idées de son temps, et les aspirations, les tendances, les réactions et les répulsions de sa propre nature. Leconte de Lisle l’a reproché à Vigny, il l’a reproché à Hugo, et nous le lui avons déjà, à un degré moindre sans doute, mais enfin nous le lui avons reproché à lui-même. Le poète qui pratique un art impersonnel nous livre, en partie au moins, sa personnalité, en dépit des obstacles qui s’opposent à ce qu’elle paraisse, en dépit des efforts qu’il fait et qu’il doit faire pour la cacher, comme une flamme se devine derrière l’écran qui ne permet pas de la voir. Le choix de certains sujets, la prédilection pour certains caractères, l’insistance à développer certains sentiments, parfois un mot parti non pas des lèvres d’un personnage fictif, mais du cœur même d’un être réel et vivant, suffisent à nous faire découvrir l’homme derrière l’auteur. Pour peu qu’il ait de finesse et d’imagination psychologique, un lecteur pourra-t-il lire le théâtre de Corneille, celui de Molière ou celui de Racine, sans se faire une idée non pas seulement de leur art, mais de leur caractère et de leur personne ? « Les ouvrages, disait André Chénier, ont une physionomie ils font connaître non seulement les humeurs et le caractère, mais même la figure. Convenez que Newton n’avait pas un nez obtus et de grosses lèvres, que Voltaire ne pouvait avoir que des traits étincelants et fins[1]. » C’est un plaisir exquis, c’est une curieuse et passionnante étude que de retrouver et de réunir de cette physionomie les linéaments incertains et les traits épars. Tâche délicate, sans doute, difficile et périlleuse, mais où l’on peut réussir, à plus forte raison qu’il est permis d’entreprendre ; et je me ferais fort, avec une demi-douzaine de poèmes de Leconte de Lisle, des plus « antiques » ou des plus « barbarés des plus lointains et des plus objectifs, avec Baghavat et Çunaçépa, avec Niobé et Khirôn, avec Qaïn, avec Hypatie et Cyrille, avec la Vigne de Naboth ou le Jugement de Komor, de dessiner, dans ses grandes lignes, le portrait moral de Leconte de Lisle, de marquer les trois ou quatre
- ↑ Œuvres inédites : Sur la Perfection des Arts.