Si nul n’accuse Michelet, ou Shakespeare, ou Sophocle, ou Racine, ou Virgile, ou Lucrèce, d’avoir été impassibles, si même on les blâme ou on les loue, suivant les cas, d’avoir été le contraire, est-il juste, est-il logique d’objecter son impassibilité à Leconte de Lisle, et, avant de lui adresser un reproche de ce genre, ne faudrait-il pas savoir ce qu’on entend exactementlui reprocher ?
Car il semble bien, lorsqu’on accuse Leconte de Lisle d’avoir
manqué d’émotion, de passion, de sentiment et de tendresse, qu’on
lui en veut surtout de ne pas nous avoir pris pour les confidents de
ses émotions, de ne pas ayoir crié sa passion à nos oreilles et même
par-dessus les toits, de ne pas nous avoir étalé ses sentiments et
fait admirer sa tendresse, de n’avoir rien mis dans sa poésie de ses
aventures et de son histoire, et beaucoup moins d’avoir été un
poète impassible qu’un poète, si je puis ainsi parler, impersonnel.
Sans vouloir soulever ici une discussion d’esthétique
générale,
et en admettant provisoirement que le grief soit de nature à disqualifier l’écrivain qui en est l’objet, il est permis de se demander
si ce grief même est fondé, si une lecture plus attentive de l’œuvre
de Leconte de Lisle et des impressions moins rapides ne l’atténuent pas en grande partie, pour ne pas dire qu’elles le dissipent
tout à fait.
Il est certain que d’une bonne part de cette œuvre, mettons, si l’on veut, de la plus grande part, la personne de l’auteur est absente, ou, si elle s’y révèle à nous, elle ne s’y révèle qu’indirectement. C’est toute la partie purement épique ou dramatique. La loi même du genre s’oppose à ce que le poète intervienne de son moi dans son récit ou dans son dialogue. Il exprime par le moyen des personnages qu’il met en scène des sentiments qui, en apparence, lui sont étrangers. Comment concevoir qu’il y ait quelque rapport entre un homme du xixe siècle après Jésus-Christ et un contemporain de la Grèce pélasgique ou des migrations kymriques, ou de la XIXe dynastie, ou des temps antédiluviens ? En réalité, ils ne sont point tellement impénétrables l’un à l’autre, et l’on