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L’IMPASSIBILITÉ


C’est ce poète dont une légende littéraire — légende contre laquelle il était le premier à protester — a fait un artiste sans émotion et sans entrailles, un pur descriptif, un froid ciseleur de rimes, un styliste impeccable et imperturbable, et, comme on a dit d’un mot, un « impassible ». Comme si, pour ranimer et ressusciter le passé, il ne fallait pas lui donner de son souffle et de son âme ; comme si, pour peindre fortement les passions, il ne fallait pas non seulement les avoir observées et analysées, mais être capable de les concevoir et, jusqu’à un certain degré au moins, de les ressentir ; comme si, pour pénétrer dans la conscience obscure d’un animal, il ne fallait pas un don de divination et de sympathie ; comme si, pour accuser et maudire la vie, il ne fallait pas commencer par en avoir souffert.

On pourrait dire, à ce compte, que Michelet est un impassible, quand il nous trace du Moyen Âge un tableau qui, s’il est plus équitable que celui que nous en donne Leconte de Lisle, n’est pas plus coloré, certes, ni plus vivant. On pourrait dire aussi que Sophocle, Racine ou Shakespeare sont impassibles, quand ils nous représentent, dans leurs tragédies, les crimes involontaires d’Œdipe, ou la vertueuse rébellion d’Antigone, les malheurs de Desdémone et les tourments d’Hamlet, les remords de Phèdre et les fureurs d’Hermione. On oublie que les histoires de la littérature s’extasient sur la sensibilité de Virgile, parce que Virgile a dit en trois vers la désolation du rossignol devant son nid dévasté, ou en un hémistiche la tristesse du bœuf qui a perdu son compagnon d’attelage : maerentem fartera morte juventum. On oublie que ces mêmes histoires font à Lucrèce la réputation d’un poète passionné, pour avoir célébré avec enthousiasme la fécondité de la nature universelle, et pour avoir déploré la pitoyable condition de l’humanité :


O miseras hominum mentes ! o pectora caeca !
Qualibus in tenebris vitae quantisque periclis
Degitur hoc aevi quodcumque est[1] !

  1. De natura rerum, livre II.