tique, chacun d’entre eux répétant la même invocation à Baghavat, en y changeant seulement un mot, le mot qui exprime le genre particulier de souffrance humaine — souvenir, désir ou doute — qu’il est chargé d’incarner.
Du plan général du poème, ce souci d’unité, d’ordonnance et de proportions se propage à chacune des parties qui le composent. Chacune d’entre elles, par le choix, l’agencement et l’harmonie des détails, est comme un tout à l’intérieur du tout, et la moindre esquisse traitée par le poète devient un quadro qui peut, dans une certaine mesure, se suffire à lui-même. Jusqu’à quel point Leconte de Lisle poussa l’art de la composition, nous n’en avons pas de meilleure preuve que le très précieux ouvrage où M. Vianey rapproche perpétuellement le texte du poète des sources auxquelles il a puisé. Ce serait une erreur de croire que quand Leconte de Lisle s’inspire, comme il lui arrive souvent, d’un modèle déjà parfait, il n’a eu que bien peu d’effort à faire. Même dans ce cas, il remanie et recompose à sa guise, et il ne se borne pas à recomposer ; il invente, en harmonisant si justement ce qu’il apporte avec ce qu’il reçoit, qu’à moins de suivre l’original ligne à ligne, on ne distingue pas ce qui est à autrui et ce qui est à lui. On pourrait faire cette expérience sur ses imitations de Théocrite, d’Anacréon ou d’Horace. Mais la comparaison sera encore plus instructive si elle est faite avec un original où l’art est moins parfait. Voici dans le poème antédiluvien de Ludovic de Cailleux, dont j’ai déjà eu l’occasion de parler[1], un passage qui a ému l’imagination de Leconte de Lisle et qui lui a suggéré une des plus bettes pages de son poème de Qaïn. L’auteur, dans la forme un peu bizarre qu’il a adoptée, et qui prétend reproduire la coupe des versets de la Genèse, décrit l’aspect d’Hénokhia, la ville des Forts, à la tombée du soir :
Il était soir, temps où les jeunes filles ont coutume de sortir de la ville d’Hénochia pour puiser de l’eau ; temps où les voyageurs font reposer leurs chameaux aux portes de la ville.
Or le puits était creusé près des portes sur la route du désert ;
- ↑ Le Monde antédiluvien, poème biblique en prose, Paris, 1845.