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LECONTE DE LISLE

d’autres pays, ont eu le goût de l’antique ; ils ont essayé d’en faire et ils en ont fait. Mais que ce soit Keats, ou Shelley, ou Goethe, ils ont emprunté aux Grecs et aux Latins des noms et des légendes dont ils se sont servis pour exprimer leurs propres conceptions ils ont habillé à l’antique un frais sentiment de la nature, un lyrisme nuageux, une idéologie compliquée ils ne nous ont rien rendu de l’art d’Homère et d’Eschyle, de Virgile et d’Horace. Celui-ci, au contraire, comme avant lui Ronsard, comme avant lui Chénier, retrouve sans effort la manière des anciens ; il voit les choses comme ils les voyaient et il les peint comme eux. Il reproduit la forme antique, parce qu’il la porte, en quelque sorte, préfigurée en lui-même. Les hellénistes pourront relever sans peine des contresens dans sa version d’Homère, et les latinistes diront qu’il a traduit Horace comme il ne faut pas traduire. Mais qu’importent des erreurs de détail ou de méthode s’il possède, des maîtres qu’il étudie, mieux qu’une connaissance érudite et livresque, s’il est véritablement de leur famille et marqué à leur ressemblance, s’il a leur tour d’esprit et leur forme d’imagination, cette imagination plastique qui explique et commande tous les procédés de son art.

C’est elle qui l’a guidé dans le choix de ses sujets. Elle ne l’a pas seulement détourné des sujets d’ordre purement lyrique — il n’y a pas, je crois bien, dans toute l’œuvre de Leconte de Lisle des thèmes lyriques qui ne soient posés tout d’abord sous la forme d’un tableau ou d’une vision ; — elle lui a fait rechercher des sujets simples, de ceux qu’un peintre ou mieux encore un statuaire aimerait à traiter. Un seul personnage, dieu, homme ou animal, y est décrit dans une attitude unique et immuable. Quand, après avoir lu les Poèmes Antiques, on ferme le livre, ce qui se détache devant les yeux, ce qui demeure dans la mémoire, ce sont des gestes, des poses, des lignes. C’est la Naïade mollement étendue dans la source :


Elle songe, endormie ; un rire harmonieux
       Flotte sur sa bouche pourprée[1] ;

  1. Poèmes Antiques : La Source.