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LECONTE DE LISLE

voir un seul qui en soit totalement dépourvu. De la qualité de cette mémoire, de sa richesse, du jeu de son mécanisme dépendent la richesse, la puissance, le tour particulier de son imagination. Les images que le poète porte accumulées en lui, il faut qu’il les rappelle dans le champ de sa vision intérieure. Mais il ne les y rappelle pas toujours quand il veut et comme il veut. Elles ont, selon la nature de chacun, leurs lois auxquelles elles obéissent. Ici, elles se présentent spontanément, elles se pressent, elles se multiplient, elles foisonnent, elles envahissent la pensée du poète, qui s’en délivre en les fixant. Là, elles sont rares, lentes à renaître ; on sent qu’il a fallu les chercher, les solliciter, les amener de force à la lumière. Chez l’un, elles semblent vivre d’une viequileur est propre elles se croisent, se combinent, se transforment ; elles prennent des développements inattendus, qui sont comme des créations nouvelles où l’on ne reconnaît plus le fragment de réalité étiré, sounlé, métamorphosé, dont elles sont faites. Chez l’autre, elles demeurent telles que l’œil les a aperçues d’abord, inertes, toujours identiques à elles-mêmes, comme de brillants papillons épinglés dans la boîte d’un collectionneur. Tantôt elles sont pâles, vagues, floues, voilées de vapeur et estompées de brume ; tantôt nettes, franches, découpées à l’emporte-pièce, avec des contours arrêtés et des couleurs vives. C’est de ce dernier genre que sont celles de Leconte de Lisle. Son imagination n’est ni sèche, ni tumultueuse, ni débordante, ni visionnaire : elle est exacte et précise. Ce poète voit les choses avec l’œil d’un sculpteur et d’un peintre. Il démêle comme eux, dans leur spectacle d’abord confus, le rapport des tons et le dessin des lignes il s’en pénètre, il en jouit et quand il fait œuvre d’artiste, il transporte dans son poème, comme eux dans leur marbre ou sur leur toile, en la simplifiant et en la parachevant, l’harmonie dont il a puisé l’idée et les éléments dans la nature.

Telle est la faculté maîtresse de Leconte de Lisle. Elle explique mieux que des considérations de doctrine et des professions de foi esthétique, ses goûts littéraires, ses attractions et ses répulsions. S’il a fini par éprouver pour Lamartine, qu’il avait aimé dans sa jeunesse, une antipathie véritable ; si, malgré de réelles affinités