être pas la moindre — est la persistance indélébile et l’obsession constante des images enregistrées par sa mémoire quand elle était dans sa première fraîcheur. Le poète n’a qu’à fermer les yeux ou qu’à refuser son attention aux objets qui l’entourent pour qu’aussitôt se dressent devant lui, dans leur réalité vivante, les sites de son pays natal : la maison au toit roux, le maïs en fleur, les cannes dorées par le soleil, les oiseaux merveilleux et les corolles magnifiques, et le Piton des Neiges resplendissant sur l’azur du ciel. Mais les scènes qu’il n’a pas vues et les paysages que lui suggèrent les livres, son imagination les lui représente avec un relief égal et une couleur aussi intense. Il est vraiment de ceux pour qui, selon le mot fameux de Théophile Gautier, « le monde extérieur existe ». On pourrait même dire que pour lui il n’existe que celui-là pour parler plus justement, que les idées ne prennent pour lui de réalité et de consistance que lorsqu’elles sont revêtues de formes sensibles. Veut-il les exprimer à l’état pur et en termes abstraits, il faiblit, il gauchit, il perd la précision et la netteté maint passage de ses préfaces ou de ses articles en prose en fournirait la preuve. Mais s’avise-t-il de leur donner un corps, elles revêtent du coup une véritable splendeur. Cette beauté dont il s’est fait le serviteur et le prêtre, il serait bien en peine de la définir. Il n’y essaye même pas, et il a raison ; il fait mieux : il la voit. Elle apparaît à l’œil intérieur comme « la lumière de l’âme », comme un marbre d’une candeur éblouissante :
Elle seule survit, immuable, éternelle.
La mort peut disperser les univers tremblants,
Mais la beauté flamboie, et tout renaît en elle,
Et les mondes encor roulent sous ses pieds blancs[1] !
Le trait dominant de l’organisation mentale, chez Leconte de Lisle, c’est donc l’aptitude à saisir, à retenir et à reproduire les formes des choses, leurs lignes et leurs couleurs. En d’autres termes, c’est une remarquable mémoire visuelle. Une faculté de ce genre est précieuse pour un poète. Il est même difficile d’en conce-
- ↑ Poèmes Antiques : Hypatie.