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LECONTE DE LISLE

de s’en excuser ou tout au moins de s’en expliquer. « Qu’on veuille bien, dit-il, ne point s’irriter de la forme affirmative qui m’est habituelle et qui me permettra la concision et la netteté. » En fait de « concision » et de « netteté », l’Avant-propos qui ouvre la série des études données au Nain jaune sur les Poètes contemporains ne laisse en effet rien à désirer. En quatre ou cinq pages, c’est toute une poétique, et même toute une esthétique, que Leconte de Lisle nous expose. En voici les articles, ou pour parler plus justement, les dogmes essentiels.

L’art, déclare superbement le poète, est « un luxe intellectuel ». Il est réservé à un très petit nombre d’élus. Il n’est pas fait pour la multitude qui, de son côté, instinctivement, l’a en horreur. Leconte de Lisle est même persuadé que le peuple français y est particulièrement rebelle. « Race d’orateurs éloquents, d’héroïques soldats, de pamphlétaires incisifs, soit mais rien de plus. » L’art n’a pour objet ni l’utilité pratique ni l’enseignement moral. Il a pour objet le Beau. Qu’est-ce que le Beau ? L’auteur paraît en faire une sorte de notion première, acquise par l’intuition pure il se sent, et ne se définit point. À défaut de ce qu’il est, apprenons du moins ce qu’il n’est pas, et sachons du même coup quelle place il occupe dans le monde de l’intelligence : « Le Beau n’est pas le serviteur du Vrai, car il contient la vérité divine et humaine. Il est le sommet commun où aboutissent les voies de l’esprit. Le reste se meut dans le tourbillon illusoire des apparences. » La fonction propre du poète est de réaliser le Beau « par la combinaison complexe, savante, harmonique des lignes, des couleurs et des sons, non moins que par toutes les ressources de la passion, de la réflexion, de la science et de la fantaisie ; car toute œuvre de l’esprit, dénuée de ces conditions nécessaires de beauté sensible, ne peut être une œuvre d’art. Il y a plus ; c’est une mauvaise action, une lâcheté, un crime, quelque chose de honteusement et d’irrévocablement immoral. » C’est la beauté de l’œuvre d’art qui fait sa vérité ; c’est elle aussi qui fait sa moralité : « La vertu d’un grand artiste, c’est son génie. La pensée surabonde nécessairement dans l’œuvre d’un vrai poète, maître de sa langue et de son instrument. Il voit du premier coup d’œil