son temps. Il déclara son horreur pour la fumée de la houille et pour les clameurs barbares du Pandémonium industriel, son mépris pour les prétendus progrès de la civilisation et pour une société à laquelle les poètes deviennent de jour en jour plus inutiles. Il ne cacha pas sa médiocre estime pour « les hymnes et les odes inspirés par la vapeur et la télégraphie électrique » ; il protesta hautement contre je ne sais quelle alliance monstrueuse de la poésie et de l’industrie. « C’est par suite de la répulsion naturelle que nous éprouvons pour ce qui nous tue, affirma-t-il, que je hais mon temps. Haine inoffensive, malheureusement, et qui n’attriste que moi. » Sur le second point, il prit la peine de s’expliquer et de se défendre. Il se fit fort de prouver la supériorité du polythéisme hellénique dans le domaine de l’art. Il montra qu’il répondait à toutes les aspirations poétiques de la nature humaine, et que, par ses qualités d’ordre, de clarté et d’harmonie, il donnait une satisfaction toute particulière à ses besoins intellectuels. Il compara les figures idéales et typiques que l’imagination grecque a conçues, Œdipe, Hélène, Prométhée, Pénélope, Antigone, aux créations des poètes modernes, à l’Hamlet de Shakespeare, à la Béatrice de Dante, au Satan de Milton, à la Julie de Rousseau, au Manfred de Byron. Il ne retrouva pas dans celles-ci — sauf toutefois dans les personnages de Molière, dans un Alceste, un Harpagon ou un Tartuffe — « ce caractère un et général qui renferme dans une individualité vivante l’expression complète d’une vertu ou d’une passion idéalisée. » Parmi les œuvres des-derniers siècles qui donnent le mieux l’impression du génie, il n’en vit point qui fussent comparables, pour l’ampleur, aux grandes compositions épiques de la Grèce — et aussi de l’Inde — « à ces nobles récits qui se déroulaient à travers la vie d’un peuple, qui exprimaient son génie, sa destinée humaine et son idéal religieux ». De nouveau, il affirma la nécessité de détourner la poésie de l’actualité médiocre et de la retremper dans le passé, convaincu « qu’à génie égal les œuvres qui nous retracent les origines historiques, qui s’inspirent des traditions anciennes, qui nous reportent au temps où l’homme et la terre étaient jeunes et dans l’éclosion de leur
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LECONTE DE LISLE