Leconte de Lisle a laissé la réputation d’un artiste. D’aucuns
même veulent qu’il n’ait pas été autre chose. Ils accordent qu’il
a eu le don des beaux vers et l’amour des belles formes. Ils se
refusent à admettre qu’il ait prêté quelque sentiment à ces
formes, ou enfermé quelque pensée dans ces vers. Rien n’est plus
superficiel et plus injuste que ce jugement. En ce qui regarde la
pensée, il me paraît amplement réfuté par l’analyse que je viens
de faire de son œuvre. L’auteur des Poèmes Antiques et des
Poèmes Barbares a eu sur la religion, sur l’histoire, sur la nature,
des vues et des idées dont certaines sont discutables, dont beaucoup étaient, à l’époque, intéressantes et neuves, et témoignaient
d’un esprit curieux, ouvert, attentif au mouvement intellectuel,
tout le contraire d’un esprit frivole et vide. On peut dire qu’il
a été, dans la mesure où un poète peut l’être, un penseur. Pour ce
qui est de sa sensibilité, ou, si l’on aime mieux, de son impassibilité, il y a là-dessus beaucoup à dire, et j’y reviendrai. Mais s’il
ne fut pas un artiste exclusivement, il est certain qu’il fut avant
tout un artiste. Non seulement de très bonne heure il eut de l’art
un sentiment vif et profond, mais de très bonne heure aussi il
s’attacha à réfléchir sur son art, et, à ce sujet, il a exprimé à
plusieurs reprises, soit sous la forme de considérations abstraites,
soit sous la forme de jugements portés sur ses contemporains et
confrères en poésie, des conceptions très arrêtées et très personnelles.
Le sentiment de l’art, ramené à ce qu’il a d’élémentaire et d’essentiel, est une disposition à ne pas se contenter de ce que la nature, livrée à elle-même, produit spontanément et sans efforts, à concevoir la possibilité et le désir d’une réalisation plus parfaite,